Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Dans quelques semaines ce sera ma quinzième rentrée littéraire. Quatorze ans, donc, que ce blog existe… Et quatorze, tout de même, c’est deux fois sept ! Pas de doute : le moment d’un bilan est venu.
La relecture de mes premiers billets pourrait d’ailleurs m’encourager à en tirer un. Voyez ici, ici ou là… Il y a quatorze ans, je me méfiais du roman. Ou peut-être plutôt du romanesque, que j’identifiais à la « tyrannie de l’histoire-à-raconter », autrement dit à l’exercice d’une écriture tout absorbée dans son objet (ou son sujet) et oubliant que la littérature est une manière détournée de parler d’autre chose que ce qu’elle semble dire. Bref, cette dictature de l’histoire-à-faire était jumelle de celle du réel-à-montrer.
Car « l’obsession de la réalité » faisait en même temps déjà rage. Je pestais contre l’exigence partout proclamée de « représenter le monde ». Que dirais-je aujourd’hui ? Je me surprends de plus en plus souvent à défendre sinon le romanesque, en tout cas le roman. Il m’apparaît, du moins dans le meilleur des cas, comme le moyen de signifier, en racontant, ce qui se dérobe aux mots, face au déferlement d’une écriture fascinée par l’histoire vraie au point de se soucier uniquement de ce dont elle parle.
Je risquais en 2015 : « le roman avale tout ». Autobiographie, biographie, théâtre, essai, tout me semblait peu à peu happé et recyclé par le trou noir du genre dominant. J’ai l’impression de m’être trompé. C’est plutôt le roman qui risque bien d’être avalé par une forme d’écriture pour laquelle tout peut faire récit pourvu que ce soit advenu.
Voici des biographies qui, sans en être vraiment (une biographie sérieuse, c’est fastidieux), ne sont pas des fictions non plus. Des autobiographies entièrement tournées vers la sociologie et vers l’Histoire (ma famille, mon père, ma mère, ma ville natale – et pour peu qu’on y trouve beaucoup de béton, allez, le béton, des origines à nos jours). Voici, sous le couvert de récit de voyage, un exposé politique. Voici l’histoire de recherches menées dans des archives, et consistant principalement en la reproduction desdites archives…
Tout mérite de faire récit, non parce que, comme dans la vraie littérature, seules compteraient les façons de conter, mais sur le modèle de ces réseaux sociaux où le fait de s’être rendu dans tel estaminet pour y déguster tel ou tel plat est jugé digne d’être porté à la connaissance non seulement des « amis » mais du « public ». L’écriture se trouve ramenée à sa fonction la plus archaïque, de marque : j’étais là ou : cela a eu lieu – voilà tout ce qu’elle nous dit.
Qu’avec la fiction ce soit toute la littérature, de moins en moins identifiée dans sa singularité, qui se prépare à disparaître, on peut le craindre. Heureusement nous n’y sommes pas encore tout à fait, et il existe de vrais romans, qui ne sont pas seulement des romans, mais qui sont des romans tout de même, surtout quand ils s’appliquent à ne pas en être tout à fait. Ils viennent souvent de l’étranger, apparemment moins touché par le mal dont je parle. Mais pas seulement. En voici, parmi bien d’autres, quelques-uns, dont j’ai parlé ici depuis le mois de janvier et que je vous conseille de lire à votre tour, au fil d’un été que je vous souhaite aussi brillant et chaleureux (je n’ai pas dit chaud) qu’il est possible.
Avec ou sans famille
Les Terres indomptées, Lauren Groff, traduit de l’anglais par Carine Chichereau (L’Olivier)
Une orpheline de dix-sept ans fuit la tyrannie puritaine de ses maîtres et s’enfonce seule dans l’Amérique inexplorée du XVIIe siècle. Un somptueux roman de survie, dont l’autre personnage est la nature sauvage.
Pussy suicide, Rosanna Lerner (Grasset)
Deux jours dans la vie d’Ottessa, seize ans, qui, pour combler un vide essentiel, ne connaît qu’un moyen : le sexe à haute dose. Écriture dense, drôle, poussant la crudité jusqu’à la poésie – le tout au service d’une réflexion morale sans moralisme.
Le Bon Denis, Marie NDiaye (Mercure de France)
La grande prosatrice nous propose une histoire familiale ironique et morcelée, entre branche maternelle beauceronne et père africain. Le conte de fées n’est jamais loin, le cauchemar non plus. Et tout tourne autour d’une question en forme de vertige : qu’est-ce que l’origine ?
Night Boy, Gilles Sebhan (La Manufacture des livres)
Un jeune migrant, seul au monde, fuit des trafiquants très cruels et trouve un père de remplacement en la personne de Gloria, laquelle en réalité s’appelle Peter… Un polar haletant, qui est aussi une réflexion brillante et radicale sur toutes les différences.
Personne ne quitte Palo Alto, Yaniv Iczkovits, traduit de l’hébreu par Laurence Sandrowicz (Gallimard)
Ils semblent n’avoir rien de commun, mais tous se rencontrent ou se heurtent dans les rues de Haïfa et des rapports secrets, familiaux ou non, les unissent. L’écrivain israélien entrecroise admirablement les fils de ce grand récit d’émancipation, sombre portrait de la société de son pays.
Dans l’ombre de l’Histoire
Contrechamp, Edith Bruck, traduit de l’italien par René de Ceccaty (Seuil)
L’autrice italienne, rescapée de la Shoah, a été jadis consultante historique sur le tournage du film Kapò. Elle s’est inspirée de cette expérience pour ce roman drôle, glaçant, grinçant, qui parle de l’horreur sans la montrer.
B-52, ou celle qui aimait Tolstoï, Thuân (Actes Sud)
Jadis, au Vietnam, elle a soigné un aviateur américain prisonnier dont elle était peut-être amoureuse. À présent, médecin en France, elle traîne, lit des polars et se rappelle ses autres amants… Dans son premier roman écrit directement en français, l’auteure du Parc aux roseaux continue de mettre en scène, entre ironie et virtuosité triste, un exil plus que géographique.
Mystère
Les Trafiquants d'armes, Eric Ambler, traduit de l’anglais par Gabriel Veraldi, Brigitte Veraldi et Patricia Duez (L’Olivier)
Un Américain innocent et sa femme, en croisière en Extrême-Orient, s’embarquent dans une bien sombre histoire… Le troisième livre republié du père britannique du roman d’espionnage, où l’humour, la morale et la métaphysique se mêlent sur fond de guerre froide et de fin des colonies.
Le Cinquième Diamant, Éric Faye (Seuil)
Y a-t-il d’autres vies dans l’Univers ? Qui sont les vrais obscurantistes ? Qu’est-ce que la science ?... Éric Faye joue avec ces questions et quelques autres, tout en mêlant les genres romanesques avec une habile et poétique nonchalance.
Mémoire
L'Absent, Marie Sizun (Arléa)
Histoire d’un grand amour qui dura toute une vie, récit d’un deuil, le livre de Marie Sizun est aussi une fascinante opération alchimique, qui ressuscite, par la grâce musicale de l’écriture, l’être aimé.
Un nouveau nom, Jon Fosse, traduit du néo-norvégien par Jean-Baptiste Coursaud (Bourgois)
Le troisième et dernier volume de la Septologie où le grand écrivain norvégien livre une manière d’autobiographie déguisée et décalée. Passé et présent, vivants et morts, tout se mêle et fusionne dans la mystérieuse présence du divin. Le flux de l’écriture, portant et dépassant les ruptures de temporalité et de ton, compose une fascinante mélopée.
… et aussi :
Celle qui, Danièle Pétrès
Bien connue des lecteurs de ce blog, Danièle Pétrès publie chez Poésie.io un mince volume qu’elle désigne étrangement comme un « poème épique ».
Si l’épopée est là, ce n’est que par métaphore. Mais le dispositif poétique épouse le rythme saccadé et matérialise l’idée de morcellement, au cœur du texte : le fil conducteur est en effet la liquidation d’une maison de famille après la mort du père, son dernier occupant. Ce sont surtout les souvenirs qu’il s’agit ici de liquider, concrétisés par des objets qu’on convoque et qu’on nomme comme pour un adieu. Au passage surgissent de beaux haïkus énigmatiques :
« Quand je regarderai les verres
Surtout les verres à whisky
Oui, j’aurai l’impression que tu vas entrer dans la pièce
Me raconter ton histoire
Tu m’as presque tout raconté
À l’endroit ou à l’envers
Je n’ai rien retenu »
(disponible ici)
Les Moments littéraires n° 54
La revue de l’écrit intime publie son numéro de printemps. On y trouve des extraits du journal que Denis Grozdanovitch tient depuis l’âge de quinze ans, ainsi qu’un texte de Marcel Cohen, Ateliers d’écriture, qui recense les manières de travailler d’une soixantaine d’écrivains. Jabès écrivait sur ses genoux, « assis sur un banc dans une station peu fréquentée du métro parisien » ; Duras dans sa chambre à coucher, mais il fallait que le lit fût fait.
Dans le même numéro figurent des textes de Christian Garcin, de Daniel Arsand, et des extraits de l’affreux carnet consacré par Daudet aux souffrances que lui causait sa moelle épinière, abîmée par la syphilis.
Le traditionnel « portfolio » propose des clichés érotiques et dérangeants de la photographe et performeuse Wenjue Zhang. Il est précédé d’un entretien avec l’artiste.
À la fin du mois d’août, nous nous retrouverons pour parler d’Agnès Desarthe, d’Anne Serre, de Lola Gruber, de Percival Everett, de Yiyun Li et de bien d’autres…