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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

B-52 ou celle qui aimait Tolstoï, Thuân (Actes Sud)

À propos du Parc aux roseaux (Actes Sud, 2023, voir ici), je parlais de construction imperceptible. Sans doute pourrais-je en parler à meilleur droit encore à propos de ce roman-ci, le premier écrit directement en français par l’écrivaine née au Vietnam, arrivée en 1991 dans notre pays, où elle a aussi traduit Sartre, Modiano et Houellebecq dans sa langue natale.

 

Tout commence dans une prison de la région parisienne, où l’héroïne-narratrice (anonyme, comme la précédente), intervient en tant que médecin. Dans les mains d’Anna, qui, après avoir été jadis « star d’un théâtre à Rostov-sur-le-Don », a tué son mari, elle aperçoit une revue en russe, langue qu’elle parle depuis ses études à Léningrad (Thuân a étudié, elle, la littérature, et à Moscou). Dans cette publication figure un article consacré à Andreï Bolkonski, non le personnage de Guerre et Paix mais un ancien aviateur américain qu’elle a connu et soigné en 1972 quand, dans une prison de Hanoï, il était « un squelette au crâne rasé et en pyjama à rayures ». « Admiratrice du roman » de Tolstoï, sa mère, aux États-Unis, « avait accepté de se marier avec un Bolkonski, pauvre, fraîchement arrivé de Russie »… pour pouvoir donner à leur fils le prénom d’Andreï. La docteure vietnamienne et le militaire américain avaient, du coup, une langue commune : le russe.

 

Si on était dans un roman…

 

À présent, Andreï, dit l’article, espère devenir sénateur grâce aux voix des immigrés russes de Little Odessa. Mais l’héroïne le revoit tel qu’il était à Hanoï, le jour où, en l’absence du gardien, il lui a dit : « Comme tu es belle ! », ou celui où, à la faveur d’un bombardement, il se sont serrés l’un contre l’autre…

 

On voit ce que ça donnerait si on était dans un vrai roman. Et celle qui avoue, au détour d’une page, être en train d’en écrire un l’imagine aussi : « "Amours interdites au temps de la guerre froide", "Guerre et Paix version vietnamienne", ou quelque chose dans le genre ». Mais on est dans un roman de Thuân, et le récit ne suivra pas les itinéraires attendus. Non seulement parce que notre héroïne se rappelle avoir découvert que les pensées du prisonnier allaient d’abord vers une certaine Lisa, censée l’attendre au pays. Ni parce que, interviewé sur son expérience passée, le futur sénateur évoque « une femme envoyée par le gouvernement pour soigner [ses] blessures » mais peut-être aussi pour l’espionner (« En fin de compte, tout était possible car nous appartenions à deux camps opposés »).

 

Partout ailleurs

 

L’histoire vécue avec le faux héros tolstoïen, laquelle imposerait, ailleurs, une structure classique à la narration, s’inscrit ici dans tout un réseau de souvenirs, renvoyant peu ou prou aux thèmes de la déception ou de l’échec. Car il n’y a pas eu qu’Andreï dans la vie de la docteure : il y a eu, au Vietnam aussi, le « petit ami » qui l’a quittée en lui reprochant de « perdre son temps » avec un ennemi ; ensuite, Nicolas, le diplomate plus âgé qu’elle, avec qui elle a perfectionné son français ; puis, à Paris, où elle est venue se fixer, Pavel, l’étudiant russe qui lui disait : « Je suis en exil, ma bite aussi » ; et Philippe, qui lui faisait surtout lire ses brouillons d’articles... Ne comptons pas sur la famille pour remonter le moral de la narratrice : « Ma mère était calculatrice et infidèle, mon père égoïste et veule, ma grand-mère malheureuse et haineuse, (…) mon frère n’était pas le fils de mon père et (…) ils étaient tous liés les uns aux autres pour se faire souffrir quotidiennement ». C’est net.

 

On navigue entre différents personnages correspondant chacun à une autre couche temporelle dans le vie de celle qui nous parle. Émergent ainsi l’enfance et l’adolescence au Vietnam en guerre ; puis, après la Russie, de retour à Hanoï, une jeunesse en blouse blanche entre prisons et hôpitaux ; encore plus tard, c’est Paris, avant et après la découverte du fameux magazine. Mais les souvenirs se croisent, s’entrechoquent, le récit rebondit de l’un à l’autre et, comme dans Le Parc aux roseaux, c’est une impression de flottement, savamment entretenue, qui s’impose. Si le pays originel est en permanence à l’arrière-plan, le jeu des va-et-vient dans le temps et dans l’espace vient neutraliser tout sentiment d’appartenance. L’héroïne est, fondamentalement, ailleurs, et cet exil constitutif s’impose par-delà tout exil concret.

 

Ni regret ni nostalgie

 

Solitaire malgré ses amants, elle erre, mange Picard, se repaît de polars scandinaves (« Dans mon imaginaire, la Scandinavie est devenue une gigantesque scène de crime, où le soleil printanier ne fait que dévoiler des cadavres dissimulés au milieu d’une forêt enneigée [ou] sous la glace d’un lac paisible »). Cependant pas d’attendrissement sur soi ni de pathos. Notre amie décrit son triste sort avec un détachement parfait, finement teinté d’humour noir. D’ailleurs, ce sort est-il si triste ? Quand Andreï s’abstient de la serrer dans ses bras, une telle attitude « [la] [rend] libre ». Comme l’a « rassurée » et rendue libre la découverte, « dès l’enfance », que « tout l’amour de [sa] mère était pour [son] frère ». C’est peut-être là que gît l’« optimisme » annoncé, un peu curieusement quand même, par l’éditeur…

 

Les seuls moments où la narratrice « ne pens[e] à rien ni à personne », « n’éprouv[e] ni regret ni nostalgie », c’est quand elle est « dans les bras de Vinh » : « Nous n’avions pas besoin de nous dire "je t'aime", ni d’explorer les meilleures positions, d’éveiller nos zones érogènes, de nous soucier du nombre de minutes des préliminaires… » Cette relation exclusivement physique semble constituer le seul lieu où cette déracinée se sente, d’une certaine manière, chez elle. Mais Vinh, orphelin vietnamien adopté par une journaliste française, jamais remis du traumatisme de la guerre, a des comportements bizarres et finira par tuer son père adoptif. Même en pays connu, on n’échappe ni à l’étrangeté ni à l’exil… Sans doute parce que, comme Thuân le suggère, tout le monde est en exil – et chacun étranger.

 

P. A.

 

Illustration : https://www.lefigaro.fr

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