Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
J’ai déjà eu l’occasion de le dire (1), il est rare qu’Aharon Appelfeld parle directement de la Shoah, qu’il a vécue. Et pourtant toute son œuvre se situe dans l’ombre de l’événement. Avec ce livre-ci, paru en Israël en 1991, et qui vient s’ajouter aux autres titres traduits par Valérie Zenatti et publiés à L’Olivier depuis une dizaine d’années, on est plus que jamais dans le monde de l’après. Le narrateur, qui a vu tuer ses deux parents, a senti quant à lui s’éloigner « les ailes de la mort », mais note : « Les camps nous suiv[ent] partout ».
« Un animal ferroviaire »
Des images fragmentaires de la tragédie ressurgissent par moments, comme pour signifier surtout qu’elle a eu lieu. À présent « il n’y a plus un Juif aux alentours », cependant, « maintenant qu’ils ne sont plus, leur souvenir éveille une sorte de tressaillement enfoui ». Les quelques survivants songent à émigrer en Australie ou en Israël. Sans enthousiasme, mais « que faire ? », quand certains aux alentours se vantent d’avoir éprouvé, pendant la guerre, « la sensation de délivrer le monde » et d’accomplir « une grande mission » en tuant des juifs. « La haine enfouie (…) refait surface comme d’elle-même. Il suffit d’un mot pour mettre le feu aux poudres ».
Où est-on, en fait ? Il est beaucoup question des Ruthènes, que le père du narrateur cherchait, avant la guerre, à convertir au communisme. Pourtant l’Autriche est aussi évoquée, et les noms de lieux sont germaniques. Le narrateur, Erwin, va d’une bourgade à l’autre. « Je suis un animal ferroviaire », dit-il. « Les distances s’allongent entre les gares et je me laisse aller dans le siège moelleux, conscient que là est ma maison et que je n’en ai point d’autre ». La campagne défilant derrière les vitres, les gares avec leurs « cafétérias », les hôtels, voilà le décor de sa vie, et celui du récit.
Il parcourt sans relâche la même ligne, du Sud ou Nord, et cette errance ferroviaire est aussi un voyage dans la mémoire. Des souvenirs d’enfance reviennent. Souvenirs du père, agitateur révolutionnaire que le petit Erwin suivait d’une cachette à l’autre, de la mère, qui lui lisait des poèmes de Heine. Image d’une « ville natale perdue »…
« Bile noire »
Cependant « la ligne » mène aussi aux rencontres. Avec des femmes (« Rien de tel que l’amour dans les trains »), avec d’anciens compagnons de lutte du père, avec des juifs survivant malgré tout ici ou là. Ces personnages se multiplient, se ressemblent, se dédoublent étrangement, un premier grand amour nommé Bella en annonce un second qui s’appelle Bertha, Erwin lui-même rencontre de temps à autre sur son trajet des « concurrents » qui se révèlent finalement des « collaborateurs » lancés sur la même piste que lui. Les situations reviennent, tout un jeu de répétitions, de décalages, de contradictions apparentes installe le sentiment d’une réalité flottante, qui a souvent la consistance du rêve.
Que veut Erwin ? Qu’est-ce qui le jette le long des rails, toujours en danger d’être rattrapé par « la bile noire », piégé par elle et paralysé pendant plusieurs jours ?... Sa « mission » à lui, qui apparaît peu à peu, est, là encore, double. Il s’agit de traquer et d’éliminer l’assassin des parents, un ancien officier SS curieusement nommé Nachtigall (2). Mais ce n’est là que le « but principal ». Parcourant les foires, Erwin rachète tous les objets, religieux ou non, provenant du monde juif. « C’est à cause de toutes ces foires que je suis obligé d’arpenter des contrées reculées, mais cela en vaut la peine, car il n’y a rien de tel que la joie de découvrir un objet ancien ». « Ustensiles des Pessah ornés de lettres hébraïques », « livres anciens », il s’agit éventuellement de les revendre, mais avant tout, semble-t-il, de les rassembler pour les confier à ceux qui, tels le rabbin Zimmel, en prendront soin.
Vengeance ou commémoration, la tâche d’Erwin est donc de réparer l’irréparable. Le temps passe insensiblement et, au fil de ce roman singulier, se dessine le trajet de ce qui pourrait être une quête. Mais dans cet espace-temps bizarrement courbé par la catastrophe, elle prend l’aspect d’une course frénétique dont le but se dérobe sans fin. Et les derniers mots du livre sont : « trop tard ».
P. A.
Illustration : https://www.posters.pl