Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
La vie du blogueur littéraire est parfois pleine de mystères. On reçoit des livres étranges… Ainsi, il y a quelque temps, par la poste, m’est arrivé un mince ouvrage publié par un éditeur inconnu de moi, avec une aimable dédicace de la jeune autrice : l’édition bilingue d’un deuxième roman, écrit en corse, de surcroît « suite frénétique » (dit la quatrième de couverture) d’un premier, que je n’ai pas lu.
J’aime les îles, chacun le sait, auxquelles me lie une appartenance pour ainsi dire familiale (1). Mais la Corse, justement, je n’y ai jamais mis les pied. Aucun lien de ce côté-là. À peine quelques articles consacrés à Jérôme Ferrari (2) ou à Elena Piacentini (3). Pourquoi moi ? Cet envoi me touchait mais m’intriguait. Pour un peu il y aurait même de quoi éprouver des angoisses, comme la narratrice de Philippa Santoni. Quoique pour elle ce soit pire : « J’ai toujours eu le sentiment que je faisais le mal (…). Je ressens une espèce de culpabilité, et une suite d’images défile devant moi (…). Je ne me vois jamais (…), c’est toujours quelqu’un d’autre ».
Débarqués et locaux
Une narratrice qui ressemble probablement un peu à l’écrivaine. Car on est dans l’autofiction, on le comprend dès la première phrase : « "Tu n'es qu'une salope", c’est le message que j’ai reçu quand est sorti mon livre »… Ah, donc elle écrit, elle a consacré, comme Philippa Santoni elle-même, un premier roman à une femme (Lilina, ici, on le saura plus tard), et elle ne mâche pas ses mots. Ce livre-ci est-il aussi un roman ? En mettant bout à bout le texte corse et sa traduction française, on arrive en tout et pour tout à 120 pages. Et on ne peut cependant pas parler non plus de nouvelle, ni même de novella, pour autant qu’on sache ce que c’est.
Peut-on même parler de récit, à propos de ce monologue hargneux, drôle et triste ? Celle qui s’adresse à nous livre ce qu’elle a, comme on dit, sur le cœur, sans ordre, tri ni filtre apparents : « Ça fait plus d’un an que je vis avec ces espèces de visions (…). Il y a toujours une image qui apparaît, comme si mon cerveau se prenait pour une caméra » ; « J’ai une peine énorme à distinguer la réalité du fantasme » ; « J’ai un monstre en moi, dans mon ventre, je le sens grandir, il dévore petit à petit mes attributs féminins »… Elle a un métier, tout de même : professeure de langue corse, « dans le plus petit collège de France ». « Une poisse épouvantable »… « L’école peut être un des pires environnements au monde », et notre amie exprime souvent une certaine lassitude (« Certaines copies que je corrige, même pas je m’en servirais pour me torcher le cul »). Vu sa spécialité il est aussi question de la Corse, forcément : des « débarqués » (trop nombreux) qui la traitent de « locale », mais aussi du « village » (« On y est bien deux semaines par-ci par-là mais jusqu’à y vivre toute l’année, n’exagérons rien ! »).
L’heure idéale
Une double histoire se dessine progressivement. D’abord, la narratrice et ses femmes : il y a « mon épouse » et « ma compagne » – la fameuse Lilina, qui n’est plus une compagne, mais qui revient, repart, est regrettée ; tandis que l’autre femme finit par s’énerver, part, revient à son tour. Il y a une maladie, qui évolue et donnera lieu à un dénouement. Et puis, il y a la grand-mère, dédicataire du texte, et dont la mort ouvre une porte sur l’enfance, le village, les vieilles maisons à greniers hantés de monstres plus anciens. L’adresse est dans le cheminement capricieux et heurté de ces deux lignes narratives, mêlées dans un flux continu proche de l’oral sans en être le simple décalque.
On se demande pourquoi Philippa Santoni n’a pas traduit elle-même sa prose. Ça nous aurait certainement évité ces « envie d’hurler », ces « élèves que je pardonne » et ces « je ne parviens pas à m’en rappeler ». Quand c’est elle qui emploie le français, il y a nettement moins de fautes. Car elle aussi emploie parfois le français, et cette alternance ajoute probablement encore, dans la version originale, au joyeux chaos qu’est le texte. L’autrice quitte de temps en temps le corse, notamment quand il s’agit d’évoquer « l’heure des fous », impossible, pour des raisons mystérieuses, à décrire dans la langue de l’île. « D’après moi, c’est justement parce que j’écris à l’heure des fous », dit-elle. L’« ora di i tonti » se situe « entre une et trois heures de l’après-midi », quand, « avec la chaleur, seuls les fous se baladent à l’extérieur ». Cette « coupure », cette « interruption », ce « vide », cette heure excessive et cruelle, voilà le moment de l’écriture pour notre narratrice, et peut-être aussi pour notre autrice. Elle leur réussit.
P. A.
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