Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Ça commence comme un récit d’aventures tropicales post-malrucien, où ne manquent ni « l’humidité des soirs de la mauvaise saison », ni la cigarette avec sa « combustion lente » et son « goût gluant », ni, croyez-le ou non, « les pales silencieuses des ventilateurs ». Corentin Durand, qui, comme le rappellent avec insistance quatrième de couverture et dossier de presse, a vingt-huit ans, n’est pas Malraux. Pour l’égaler, il le dépasse trop dans le lyrisme grandiloquent. Un homme se bronze sur une plage : il écoute « dans le plein silence inhabité le chant ancien de la chaleur ». Un autre se suicide : on trouve sur sa tempe le « baiser pourpre laissé par un calibre »… Ce garçon, dans l’ensemble, sait le français, ce qui n’est pas rien. Mais vous voilà prévenus : qui compte aller au bout des trois cents pages que compte son deuxième roman ne doit craindre ni la fraîcheur « dont seules les exhalaisons persistantes des encens et des pollens vien[nent] alourdir la légèreté », ni les « traces éparses de nuages où vien[nent] gésir des étoiles ».
De l’Indochine au porno
Que raconte-t-il, ce livre né, comme son auteur l’avoue en fin de volume, de rêveries sur « les notices biographiques trouvées sur Internet » de diverses personnes réelles ?... L’histoire, surtout, de Paul-Bernard, qui, pendant la guerre d’Indochine, s’est engagé dans le « service presse information » des armées. À ce titre, il a filmé et photographié des massacres commis par les uns aussi bien que les autres. Il a aussi rencontré Angelo, jeune soldat traumatisé. Sous le patronage et l’influence de Pierre Motton, médecin-aventurier garanti d’avant-guerre, l’un décidera de faire un film à partir des bandes tournées et conservées, l’autre de devenir chanteur de variétés. Les bandes seront subtilisées, le film sera tourné quand même, mais censuré. Paul-Bernard fera une ou deux autres tentatives cinématographiques trop audacieuses pour réussir, après quoi il rencontrera une jeune fille, Marguerite. À l’instigation de cette dernière, il se lance dans le porno et rencontre un franc succès. Pendant ce temps, Angelo suit sa destinée de vedette.
Cependant l’époque change. Angelo se tue (voir plus haut, le « baiser pourpre »), Paul-Bernard a des ennuis sur fond de féminisme et de sida. Enfin, il meurt. Son fils, Pierre, qui souffre de narcolepsie depuis qu’il a lui-même effectué un voyage au Vietnam d’aujourd’hui, y retourne pour marcher dans les traces de son père et reconstruire une église abandonnée. Il semble trouver là la sérénité qui lui faisait défaut.
Paul, Pierre et Marguerite
Cette histoire déjà touffue quoique très résumée ici, notre auteur s’acharne à la compliquer encore à coups d’alternances temporelles et de sauts d’un personnage à l’autre. Simplifions-la, au contraire, en la ramenant à trois blocs principaux. L’Indochine : Corentin Durand, à force de poésie et d’emphase, rend les tropiques froids ; même les charniers (« À la surface de cette pyramide de chair s’étaient formées des processions de cafards qui organisaient des veines noires et grouillantes ») laisseront le lecteur de marbre. Le père et le fils : il est toujours dangereux de trop faire dormir, même pour cause de narcolepsie, un personnage, et on a beaucoup de mal à s’intéresser au petit Pierre, à ses langueurs et à ses problèmes de couple.
Reste une histoire d’amour bizarre… Avec la figure de Marguerite, Durand réussit d’abord un beau portrait d’adolescente, « mèche blonde collée par la transpiration sur l’arête du nez », « bouche comme engourdie ». Puis, en décrivant la fascination de la jeune femme pour Paul-Bernard, il trace un tableau de la passion que son côté rétro rend curieusement moderne : « Elle marchait longuement le soir dans les ruelles (…), elle faisait durer le tremblement du souffle qui vient avant les larmes, elle hantait les supermarchés, semblant poursuivre cet état d’hébétude devant la multiplication inouïe des marques de lessive ».
Sans compter que, grâce à Marguerite, il y a le porno, crânement annexé ici au « désir de garder prisonnier ce qui (…) échapp[e] ». Les descriptions de travellings improbables, de corps en crinoline et d’éphèbes aux « fesses blanches lacérées par les graminées urticantes » introduisent une poésie non dénuée d’humour peut-être partiellement involontaire mais d’une absurdité réjouissante. Même les « fébriles bruits de tissu flétri » passent.
La seule véritable obscénité réside dans le parallèle, régulièrement rappelé, entre les deux versants de l’œuvre de Paul-Bernard, « la guerre, l’amour. Les deux hémisphères du tragique ». Mais, amputé de ses deux-tiers, ce livre, malgré son style rococo, ne serait pas dépourvu d’une certaine grâce. Hélas, le jeune écrivain a voulu y mettre tant de choses : le colonialisme, la musique pop, le cinéma, André Breton, la sagesse orientale… On peine à voir où tout cela nous mène. Le portrait d’une époque, bien sûr, mais quelle époque, entre « les chansons idiotes de Marie Laforêt, la musique américaine, la guerre du Vietnam, le choc pétrolier, l’amour libéré [et] la veuve Kennedy » ?... En fait, toutes les époques, pourvu qu’elles soient révolues, paraissent aux yeux de cet écrivain de vingt-huit ans nimbées de la même nostalgie. « Si elle avait eu l’expérience que n’ont pas les jeunes filles sur ces questions… », « À peine nous rappelons-nous qu’on fit, en un monde reculé, de la musique sans ordinateur »… Il sème son roman de propos de vieux. Et finit toujours, heureusement, par se rabattre sur ce qui l’intéresse vraiment, et à quoi il aurait mieux fait de se tenir : « N’est-ce pas (…) dans la sueur des amoureux que subsistent tous les amoureux depuis l’aube des temps ? »…
P. A.
Illustration : photo du film de Pierre Schoendoerffer La 317e Section, 1965