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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Un nouveau nom, Jon Fosse, traduit du néo-norvégien par Jean-Baptiste Coursaud (Bourgois)

Troisième tome, septième jour : les chiffres à eux seuls suggèrent l’imbrication du profane et du sacré dans ce qui est sans doute, théâtre mis à part, l’œuvre majeure du Prix Nobel 2023. Quelques rappels… Dans L’Autre Nom (1), premier volume de la Septologie, on faisait la connaissance d’Asle, peintre et locuteur. Au cours de ces deux premières journées on découvrait le décor de sa vie, entre un petit village sur la côte ouest de la Norvège, où il habite, et la ville de Bjørgvin, où il expose ses œuvres. Et apparaissait aussi « l’Homonyme », un autre Asle, peintre également, mais alcoolique et désespéré. Le premier Asle emmenait celui-ci à l’hôpital et prenait en charge son chien.

 

Trois ans plus tard, Je est un autre (2) racontait les journées III à V. Asle et son voisin Åsleik faisaient le projet d’aller passer Noël ensemble de l’autre côté du fjord, chez Guro, sœur du dernier nommé. Cependant la crise traversée par Asle se précisait, marquée par la disparition de « l’envie de peindre ».

 

Et, tout au long du récit, au gré de soudaines sautes de la conscience nous transportant en d’autres époques et parfois en d’autres personnages, nous apprenions le passé de l’artiste, son enfance dans le premier volume, son adolescence dans le deuxième.

 

Qu’est-ce que la mort ?

 

Ici, c’est la jeunesse des deux Asle qui fait l’objet de ces retours en arrière. Celui qui nous parle quitte l’École des beaux-arts pour vivre de sa peinture, rencontre Ales, sa femme, disparue depuis, grâce à laquelle il se convertit au catholicisme. De son côté, « l’Homonyme » devient père, traverse un premier mariage catastrophique, rencontre une deuxième femme. Voilà pour le passé. Au présent, Asle, décidément résolu à cesser de peindre, livre ses dernières toiles au galeriste Beyer. Il apprend la mort à l’hôpital de l’autre Asle, et passe l’eau dans le bateau d’Åsleik pour se rendre au réveillon prévu chez sa sœur.

 

Ce dernier volume a donc tout d’une générale prise de congé. Adieux à la peinture, aux souvenirs, dont le cycle est achevé, peut-être à la vie : la traversée du bras de mer a des allures de métaphore, et, à l’issue d’un long monologue récapitulatif mêlant bribes du passé et du présent, le texte s’arrête au bord des mots mortis nostrae. Mais qu’est-ce que la mort, ici ? Les trépassés sont toujours là, Ales vient silencieusement s’asseoir près d’Asle et lui prend la main. Le héros l’aperçoit à l’occasion en compagnie du jeune homme que lui-même était, il devient quelquefois, le temps d’une ou deux pages, celui qu’il aurait pu être, cet « Homonyme » qui lui ressemble trait pour trait mais n’a jamais, à la différence de lui, cessé de boire. Le temps, l’espace, les identités individuelles, tout est un, car tout est uni par la présence de Dieu : « Il est un néant, un néant sombre et lumineux, et dans le même temps Il est aussi dans tout ce qui est » ; « Il est dans les profondeurs de chaque être humain, oui, Dieu est le fondement, le tréfonds, oui, l’image la plus profonde de chaque être humain, comme un néant plein, comme une obscurité lumineuse, je pense ».

 

Ruptures et flux

 

Plus encore que dans les deux premiers tomes, le texte est hanté par l’oraison et porté par une méditation proche alternativement de saint Augustin, de Heidegger et de Maître Eckhart, plusieurs fois cité. Il est surtout entièrement structuré par le jeu et l’union des contraires. On retombe régulièrement, avec le héros, dans un état flottant, entre veille et sommeil, maintenant et jadis, ici et ailleurs. Le septième et dernier jour, veille de Noël, marque le retour de la lumière au cœur de la nuit la plus noire. Il célèbre aussi la naissance du Christ, lequel, « homme et Dieu, (…) est le paradoxe qui renferme le paradoxe que sont tous les êtres humains ». La croix, le signe de croix, qui revient souvent, sont « le symbole de ce paradoxe », tout comme l’est la récurrente image-programme de ce tableau peint par Asle et consistant en « deux traits qui se croisent à peu près dans le milieu ».

 

La dialectique de la présence et de l’absence, de l’union et de la séparation parcourt et anime cette œuvre dont on ne finirait pas d’explorer l’exceptionnelle cohérence, encore plus sensible une fois vue depuis le point d’arrivée. Mais disons-le une fois de plus : en dépit de ce que les citations qui précèdent pourraient peut-être laisser croire, on est loin du discours, qu’il soit philosophique ou religieux. C’est le texte, toujours admirablement transmis par Jean-Baptiste Coursaud, qui parle, plus que les mots, dont, selon Asle, il faut se méfier car, comme les images, ils disent toujours autre chose que ce qu’ils semblent dire. Un flux langagier ponctué uniquement de virgules les emporte, les bouscule, et ce flux est pourtant fait de ruptures incessantes dans les tonalités comme dans les thématiques. Car il y a des scènes de comédie dans ce livre grave, où l’usage même de la juxtaposition crée parfois le comique (« et il dit Allez en paix, et tous répondent Nous rendons grâce à Dieu, et ils se lèvent, et tous sont contents, et ils prennent un taxi pour aller chez mère Judit, elle a un gigot d’agneau qui cuit dans le four à basse température »).

 

Les répétitions, les membres de phrase revenant en forme de refrains renforcent l’effet hypnotique de cette prose proche, même dans ses moments les plus concrets, de la mélopée ou de la psalmodie. À s’y abandonner, le lecteur glisse lui-même dans l’entre-deux qui correspond à la vérité profonde du personnage comme, à l’en croire, de tous les humains. Le grand écrivain norvégien réalise ainsi par la seule force d’invocation de son écriture ce qui est le cœur de son propos. On peut considérer cela comme le comble de l’art.

 

P. A.

 

(1) 2021, même traducteur, même éditeur, voir ici

(2) Même traducteur, même éditeur, 2024, voir ici

 

Illustration : Anna-Eva Bergman, Paysage nuit, 1968

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