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« Eux », ce sont les parents. Ils ont toujours des « mots à eux » pour leurs enfants… Le troisième roman de Rachel Shalita traduit en français (1) raconte l’histoire d’une enfance. D’une enfance israélienne, pour être précis. Comme l’auteure, Tzipi est pratiquement née avec l’État. Ses parents sont arrivés de Pologne avant la guerre et la Shoah, elle grandit à Tel-Aviv dans un nouveau quartier et un pays neuf. À cela près, son enfance est un peu comme toutes les autres. Elle défile en courts chapitres qui sont autant de vignettes vivement colorées et faussement naïves : l’école primaire, la rougeole, la visite de l’oncle américain, la bar-mitzva… Sous la simple juxtaposition apparente le temps glisse, jusqu’à l’âge adulte et à la disparition des parents.
Entre trois langues
Mais ce récit peut-être autobiographique est aussi un roman d’éducation. À mesure que Tzipi grandit une autre histoire se dessine et prend corps, faite de secrets progressivement entraperçus et déchiffrés. Dès le début, la petite fille vit parmi les mystères. À la maison on parle trois langues : l’hébreu (« notre langue (…), la langue que nous devons très très bien connaître ») ; le yiddish, que les parents parlent « entre eux » (« je les entends sans rien comprendre ») ; enfin, « il y a d’autres mots qui ne sont ni en hébreu ni en yiddish, des mots que papa et maman inventent, leurs mots à eux » (exemples : « fourrurkè », « idénouarkès » ou « at’coucher »)…
Et ce n’est pas tout : les juifs d’origine yéménite ou ceux qui, comme l’oncle Itzik, ont appris l’hébreu en Pologne sans jamais séjourner en Israël ont leurs intonations et leurs prononciations particulières. Les parents de Tzipi ignorent le sens des mots arabes (« toubib », « klebs »…) connus des sabras. Sans compter qu’à l’hébreu toutes tendances confondues, au yiddish et à l’idiôme familial vient bientôt s’ajouter l’anglais (« dou you laïk ite ? »). Tzipi écoute, décrypte comme elle peut, essaie de comprendre les mots et entre les mots. Car le monde qui l’entoure est plein de signes, à commencer par les « numéros bleus » figurant sur les bras de certains adultes. La jeune narratrice doit insister pour qu’on lui explique, par exemple, que dans le shtetl de sa mère « il y avait des milliers de Juifs », et qu’après la guerre « il n’en restait que trente ». Pourtant elle sait, sans qu’on lui en ait rien dit, que les enfants figurant sur les illustrations d’un vieux livre en yiddish sont « tous morts ». Et elle a compris que dans la « shkatulkè », ce coffret rempli de vieilles lettres et de vieilles photos qu’elle fouille parfois en cachette, se trouve la réponse à beaucoup de questions.
Entre deux temps
Nous ferons avec elle bien des découvertes, au fil des ans et de ce qui s’apparente à une quête, des origines, de soi-même et d’une langue interdite : nous saurons que si ses parents ne lui ont pas donné accès au yiddish ce n’était pas seulement pour lui assurer plutôt une maîtrise parfaite de l’hébreu ; Vilna, la ville mythique où sa mère a fait ses études, cette Vilna qui « est entre [sa mère et elle] », que sa mère « utilise pour [la] tenir à distance » et « [l’]exclure », finira par livrer quelques-uns de ses secrets.
Cependant l’Histoire, pour l’héroïne, ne se conjugue pas seulement au passé. Elle est en train de se faire, dans un pays dont le récit trace aussi, à petites touches précises, le portrait d’époque. Tout le livre s’inscrit dans cette tension passé/avenir. Près du « shikoun » où vivent l’enfant et ses parents se dresse une « maison arabe » désormais habitée par des juifs, seule témoin d’un village à présent disparu (« Un village entier ? Où est-il ? »). On va en famille à Jérusalem visiter « l’exposition du dixième anniversaire de l’État ». Dans le fameux « shikoun », des immigrés récents, qui « parlent polonais », viennent se mêler aux survivants de la Shoah et à ceux qui, comme les parents de Tzipi, ont connu la Palestine sous mandat britannique (« Je demande à maman pourquoi elle n’aime pas l’anglais, elle dit laisse tomber, Tzipèlè »).
Ce portrait d’un pays prend la forme d’un portrait de famille, exemplaire à sa façon. Et, plus encore, du portrait d’un couple, qu’on sent inspiré de figures réelles, auxquelles l’auteure et son héroïne rendent un hommage plein de tendresse et de lucidité : la mère avec ses zones d’ombre et ses souvenirs (« Que se serait-il passé si elle avait épousé Motkè au lieu de papa ? ») ; le père, avec son énergie lumineuse et sa passion pour la musique…
Tout l’art de Rachel Shalita réside dans la manière dont elle mêle et laisse exister ces composantes narratives hétérogènes. Dans son récit la micro-histoire de l’enfance, toute en humour et en fraîcheur, suit son cours à l’ombre de la grande Histoire. La présence tragique de celle-ci semble conférer à celle-là une grâce et une fragilité supplémentaires.
P. A.
(1) Après Comme deux sœurs (2016), et L’Ours qui cache la forêt (2019), tous deux également à L’Antilope.
Illustration : carte postale israélienne de 1958, publiée à l'occasion de l'exposition pour le dixième anniversaire de l'État (https://www.ebay.com)