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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Correction automatique, Etgar Keret, traduit de l’hébreu par Rosie Pinhas-Delpuech (L’Olivier)

Dans un pays comme le nôtre, où les nouvelles, du moins sous forme de recueil, se publient difficilement, voilà un objet qui pourrait en faire rêver plus d’un. Certes, Etgar Keret « compte parmi les écrivains les plus populaires d’Israël et ses œuvres sont traduites dans plus de quarante pays », mais tout de même : 200 pages ; 33 récits…

 

Fables et morale

 

La plupart sont très brefs, comme l’exige le genre dans lequel presque tous s’inscrivent assez évidemment : la fable. Oh, pas d’animaux parlants ou de créatures surnaturelles : des intelligences artificielles, de l’informatique, des jeux télévisés… On est souvent dans l’anticipation ou d’autres formes de merveilleux moderne. Le lecteur est projeté dans un avenir où le compagnon électronique a remplacé l’humain, il visite l’autre monde, ou découvre l’existence de mondes parallèles à peine différents les uns des autres – une variante littéraire de ce dernier type étant le récit qui explore, à partir d’une même hypothèse de départ, plusieurs possibles narratifs. Les personnages sont très actuels (influenceurs, jeunes chefs d’entreprise…) ; et il y a beaucoup de couples, de problèmes de couples, de parents, de grands-parents, d’enfants, lesquels constituent un problème en soi : en avoir ou non ?

 

Mais, fantastiques, fantaisistes ou réalistes, toutes ces histoires sont assez schématiques pour mettre en évidence à la fois les capacités d’invention de l’auteur et le caractère illustratif du récit, qui conduit à ce qu’il faut bien appeler une morale. Elle souligne l’absurdité de la vie, surtout moderne, où l’on s’efforce de « se transformer d’excellent élève en excellent soldat en excellent étudiant en excellent PDG », tout ça pour finir « le front en sueur, les jambes convulsées, le cerveau en ébullition », frappé par un AVC « sur le sol en marbre bleu [d’un] restaurant bio étoilé » (Chorégraphie). L’existence est « cruelle, désespérante, humiliante » car les hommes sont égoïstes, menteurs, veules, et si la race humaine, une fois disparue, paraît à ses successeurs venus de l’espace avoir été « rare, sensible et non égoïste », c’est parce qu’ils ne la connaissent qu’à travers l’histoire de Roméo et Juliette (Voyage organisé).

 

Histoires suspendues

 

Six ou huit nouvelles dans le recueil ne présentent pas ce caractère lourdement et prévisiblement démonstratif. Ce sont bien sûr les plus intrigantes et les plus émouvantes. Elles parlent de Dieu : existe-t-il ? exauce-t-il les prières ? est-ce Lui qui met « une fille belle » sur le chemin du jeune narrateur de Commandement ? si Yihiel, le héros d’Intention, Le supplie avec assez de ferveur, obtiendra-t-il la libération des otages du 7 octobre ? Car ces récits sans morale apparente parlent d’Israël : certains personnages se souviennent de leur service militaire ; les jeunes héros de Chien pour chien envisagent d’appliquer la loi du talion aux voisins arabes, dont l’un a écrasé leur animal favori… Il y a des histoires d’amour, de vieillesse, de mort : la voisine du dessus se défenestre sous les yeux de Romy, celle-ci en fera-t-elle autant ? (Gravitation) ; le narrateur de Cigarette santé ne peut oublier le soldat syrien qu’il a tué lorsqu’il était soldat lui-même, et se consacre tout entier à sa mère, laquelle fume et oublie tout ; l’« écrivain » de Des angles, chargé par les parents de Noam de rédiger l’épitaphe de ce dernier, n’y parvient pas…

 

Récits indécidables, qui se terminent sur des situations énigmatiques ou suspendues : saut en parachute, hésitation au bord du vide, attente des secours après une bagarre… Leurs héros sont des solitaires laissés de côté par la vie, comme l’ancien soldat de Cigarette santé, ou Yihiel, qui prie depuis vingt ans « pour des épousailles, un salaire, la santé, la paix pour Israël », ou encore Arbel, qui vit seul mais prétend avoir une épouse pour éviter de s’engager pleinement dans sa relation avec Dorit (Gondole)…

 

Ces nouvelles-là sont de vraies nouvelles, mystérieuses et mélancoliques, à la Carver. Dommage qu’elles soient peu nombreuses, et que l’auteur israélien ait préféré la plupart du temps céder à son goût des gadgets, technologiques ou narratifs.

 

P. A.

 

Illustration : gravure de François Chauveau pour les Fables de La Fontaine, 1668 (https://garystockbridge617.getarchive.net)

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