Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
La manie de faire histoire de tout, de prêter à la réalité un ton vaguement et souvent artificiellement fictionnel n’en finit pas de m’étonner.
Ainsi d’un livre bien curieux, publié par la maison suisse La Baconnière, dont, quel que soit son intérêt, je vois mal le rapport qu’il pourrait avoir avec la littérature. Sous le titre de La Vie en zigzag, Karelle Ménine y raconte « dix-huit histoires de fouilles ». En clair, elle se montre accomplissant des recherches et faisant des découvertes dans différents types d’archives, dont elle reproduit certaines en partie ou en totalité.
Le chapitre essentiel est le long témoignage de Henja Frydman, juive, résistante et déportée à Auschwitz. Témoignage insoutenable et passionnant, qui, comme Karelle Menine le signale elle-même, peut aussi bien être écouté sur le site Voices of the Holocaust (https://voices.library.iit.edu/interview/frydmanH)...
Deux autres publications récentes offrent des exemples, au demeurant très différents, de la même étrange croyance selon laquelle le témoignage, le récit de vie, voire l’essai socio-politique ne se suffiraient pas à eux-mêmes et bénéficieraient, en mimant la fiction, d’une sorte d’intérêt supplémentaire.
Le Dernier Été d’Anna Magnani, Bernadette Costa-Prades (Arléa)
Bernadette Costa-Prades, qui « a publié de nombreux portraits de femmes artistes », s’attaque à Anna Magnani. Le titre laisse espérer un vrai roman biographique (quelque chose comme, disons, Le Dernier Amour de Casanova…). Mais la seule différence entre ce livre inspiré de nombreuses lectures et une biographie classique consiste en ce que l’autrice fait ici parler la grande actrice, dans une interview imaginaire dont on n’entend pas les questions. Interview qui est censée avoir lieu peu de temps avant la mort d’Anna Magnani, d’où le titre.
Dans un style plaisant quoique d’une truculence un peu appliquée, les propos prêtés à l’actrice italienne montrent une femme très fière de son succès, que le fascisme ne semble pas avoir perturbée plus que ça et qui a connu toutes sortes de gens célèbres. L’accent est du reste mis sur la vie professionnelle, malgré l’évocation des liaisons volcaniques et le rappel régulier du goût pour la lecture et le jardinage (« Personne ne dit (…) que j’adore lire, que j’ai plein d’amis peintres et écrivains »).
On découvre une enfance entre grand-mère et tantes, le père étant absent et la mère loin (« L’Égypte avait été son salut, devenir actrice sera le mien »). Puis, ce sont les débuts sur les planches, avec Toto, les grands films (Rome, ville ouverte, de Rossellini, Le Carosse d’or, de Renoir, Mamma Roma, de Pasolini…), les voyages en Amérique, la ferveur populaire en Italie et partout…
Bref, tout ce que nous aurait appris une biographie sans manières. Avec un avantage, tout de même : la brièveté.
Sur les routes, Catherine Mavrikakis (Héliotrope)
Dans son remarquable roman Sur les hauteurs du mont Thoreau (1), l’écrivaine québécoise Catherine Mavrikakis manifestait déjà un certain goût pour les considérations générales et les aperçus documentaires. Ceux-ci restaient cependant au second plan, éclipsés par la narration brillante, la profondeur de la réflexion, le thème lui-même – la mort.
Ce penchant idéologique s’impose au contraire et domine dans ce livre-ci, sous-titré Un étrange voyage de Chicago à Alamogordo. Étrange, ledit voyage l’est d’abord par le récit lacunaire qui en est fait. Dans un premier chapitre en forme de prologue, l’autrice esquisse un bref panorama de la littérature américaine de la route, et d’un mythe dont le célèbre roman dystopique de Cormac McCarthy aurait signifié la fin. Pourtant, préparant un cours destiné à ses étudiants sur le sujet, notre amie a une idée « peut-être saugrenue » : pourquoi ne pas partir malgré tout « pour de vrai » et « aller voir ce qu’il en est des routes et de la fin de la littérature du voyage » ? « Cormac McCarthy avait-il raison ? »
La voilà donc partie, depuis Montréal, où elle vit et enseigne. Mais plutôt que le déroulement hypnotique du ruban d’asphalte courant parmi déserts, prairies et villes, elle nous propose une curieuse progression par sauts, du Michigan au Wyoming puis à la Californie, au Tennessee, à l’Ohio, sans transitions ni justification dans le choix des étapes – le trajet s’interrompant abruptement au Nouveau-Mexique, c’est-à-dire très loin d’un retour au point de départ.
Malgré quelques visions fugitives de déserts de sable, de « sol peu accueillant » et de « végétations improbables », le paysage est dans l’ensemble peu présent. Ce qui occupe presque toute la place, ce sont les considérations socio-politiques. Quand l’Histoire est convoquée, c’est pour être mise à leur service. « Il y a quand même peu de temps que les territoires de l’Ouest sont habités par les peuples blancs » ; « 100 ans avant la disparition d’un très grand nombre d’homosexuels décimés par le sida, le bison a presque entièrement disparu des plaines américaines ». Catherine Mavrikakis ne cesse, écriture inclusive à l’appui, d’affirmer ses opinions, si respectables qu’elles en deviennent prévisibles : défense des minorités et des autochtones, stigmatisation du capitalisme, anti-trumpisme, critique des électeurs républicains coiffés de casquettes rouges… À quoi bon répéter tout cela à des lecteurs vraisemblablement pour la plupart déjà convaincus du bien-fondé de tels propos ?
Parfois, elle glisse un peu d’autobiographie au passage, évoquant sa naissance à Chicago, sa famille « d’immigrants mésadaptés » dans le Michigan, les « restes d’une enfance »… Quelquefois aussi elle quitte le terrain du pur engagement pour des réflexions plus originales et plus profondes, comme lorsqu’elle interroge la contradiction entre l’importance accordée en Amérique à la naissance, avec l’« essence » indélébile que celle-ci conférerait à l’individu, et le mythe du self-made-man toujours prêt à devenir ce qu’il n’était pas au départ ; ou quand elle souligne le caractère imaginaire et idéologique des notions de « grandeur » et de « déclin ».
Hélas, ces détours sont rapides. On en revient vite aux itinéraires balisés.
P. A.
(1) Héliotrope, 2024, voir ici
Illustration : https://www.salaun-holidays.com