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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Un autre cœur, Nora Sandor (Gallimard)

« Trouver des formes qui expriment la réalité d’aujourd’hui », disait-elle, résumant son ambition en matière de littérature dans l’entretien (1) qu’elle accordait à ce blog lors de la parution, en 2019, de Licorne (2), son premier roman. Nora Sandor y racontait l’histoire de Maëla, jeune influenceuse qu’elle dépeignait sous les traits subtils et sans condescendance d’une nouvelle Madame Bovary.

 

Lola K., l’héroïne d’Un autre cœur, a, quant à elle, été choisie encore adolescente pour jouer le rôle de Juliette dans un film adapté de Shakespeare. Après quoi, et malgré le succès, rien. Seule une publicité pour une marque de parfums aura remis brièvement son image dans la lumière. Renonçant à tenter de faire carrière, elle est allée vivre seule sur la Côte d’Azur, où elle passe son temps entre bains de mer et salle de sport.

 

Books et poulpes

 

Pourquoi ça n’a-t-il pas marché ? La question parcourt tout le livre, sans être jamais vraiment posée ni, a fortiori, recevoir de réponse. Lola K. a-t-elle échoué ou n’a-t-elle pas voulu réussir ? Certes, elle « a jalousé d’autres actrices plus belles, plus accomplies (…), examinant les photos de leur book », passant « des heures (voire des journées) à fixer des images ». Pourtant on a surtout l’impression qu’elle s’efforce de vivre une autre vie que celle qui aurait (presque) pu être la sienne. Une vie à côté. « Soucieuse de se soustraire à la visibilité que lui avait prêtée Juliette », elle s’y est appliquée au point de « ne plus être personne, à peine Lola K. ».

 

Dans ce récit où tous sont confrontés à l’exigence dictatoriale d’être quelque chose ou quelqu’un, le thème de l’inconsistance est partout et chacun semble menacé d’un excès de plasticité. Lola K. est souvent « incertaine de ses choix », y compris en matière de sexualité. Un autre personnage s’inquiète de l’effet que pourrait avoir sur lui la greffe d’un organe étranger. Il est beaucoup question d’animaux incertains (poulpes, méduses…) et l’élément aquatique, marin ou non, joue un grand rôle. Malgré la syntaxe rigoureuse et pratiquement impeccable, les longues phrases, semées de détours et de parenthèses, semblent mimer la fluidité du liquide. Comme la construction elle-même, tout en va-et-vient nonchalants entre le passé et le présent.

 

Fuir le cadre

 

On est dans une réalité à la fois stagnante et instable. Dans le nom de Lola K. il y a du Lol V. Stein et du Joseph K. Comme dans le roman de Duras, une femme a le premier rôle et tout se joue dans un balancement entre image et réalité. Comme chez Kafka, le mélange d’humour et de fantastique discret, la présence du monde animal installent une atmosphère de grinçante inquiétude. Tout se dédouble et se redouble. Les personnages principaux sont des acteurs, et la jeune Kate Sands, qui devra interpréter le rôle de Juliette (ou celui de Lola ?) dans le remake que Susan Summers s’apprête à tourner de son propre film, vient s’installer chez l’héroïne pour l’écouter « parler de son expérience », et ainsi « se plonger tout entière dans la peau de son personnage (…) jusqu’à avoir le sentiment d’être devenue quelqu’un d’autre ».

 

Car, avec ce nouveau tournage, « la courbe du temps [s’infléchit], pour revenir en arrière, au moment où tout était encore possible » pour la première Juliette. Le roman met en scène cette boucle, qui n’est pas une répétition et débouche sur la question centrale du livre : tout est-il soumis au destin, ou peut-on toujours devenir autre chose que soi – telles ces méduses « capable[s] de remonter dans le temps » et de « régénérer [leur] organisme » ? La jeune Lola K. n’était pas d’accord avec la fin du film dans lequel elle a joué, et où Juliette « se lev[ait] de sa couche mortuaire » pour « quitter la crypte [et] s’enfuir, seule, à l’aube ». Elle préférait la fin tragique de Shakespeare. Pourtant, elle a refusé le succès qui lui était promis et lui serait « tomb[é] dessus comme une fatalité ». Lors de la première projection de Juliette, elle a été « atterrée » par l’image d’elle que lui renvoyait le film. Elle a préféré renoncer à faire carrière, et refuser de voir son corps, « à force d’être fixé en images », prendre « des contours trop arrêtés, inadéquats ».

 

C’est bien du corps qu’il s’agit. Dans le roman de Nora Sandor, il est omniprésent, avec ses malaises, ses sécrétions, ses sensations infimes. Il se dérobe à l’image, fuit le cadre. Le monde aquatique, avec ses créatures mystérieuses, en est la métaphore. L’histoire de Lola K. aurait pu, comme le film de Susan Summers, être celle « d’une jeune fille (…) devenue célèbre en jouant le rôle de Juliette, et dont la vie a ensuite été détruite par l’industrie du cinéma ». Mais, à force de glissements et de subtils pas de côté, notre autrice transforme ce scénario bien-pensant en une interrogation vertigineuse sur ce que devient l’identité dans un monde voué aux faux-semblants.

 

P. A.

 

(1) Voir ici

(2) Déjà chez Gallimard, voir ici

 

Illustration : Füssli, La Reine Mab, début du XIXe siècle (https://blogostelle.com)

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