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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Night Boy, Gilles Sebhan (La Manufacture des livres)

Le Royaume des insensés lui a donc donné le goût du polar… Cette suite de cinq romans, parus au Rouergue dans la collection « noire » (1), se pliait déjà, pour une part, aux codes du récit policier. Pour une part… On restait quand même surtout dans l’univers de Gilles Sebhan, avec cette version trash du Grand Meaulnes, où une bande d’adolescents pour le moins exaltés et un psychiatre tendance savant fou s’affrontaient dans une atmosphère de merveilleux diffus et de conte gothique.

 

« … comme dans un champ de mines »

 

Ici, le doute ne semble d’abord plus permis : Night Boy, volume unique de presque 300 pages qu’on lit d’un trait, ressemble furieusement à un vrai policier d’aujourd’hui. Ne comptez pas sur moi pour déflorer l’intrigue, à base de migrants exploités, de mineurs abusés et de mafia albanaise particulièrement agressive. Si l’Angleterre est le décor (Bournemouth), c’est peut-être parce qu’elle constitue le but rêvé de beaucoup de ceux que la violence ou la misère chassent de leur propre pays. Mais c’est aussi, bien sûr, parce que ce royaume-là a vu naître le genre littéraire que le récit dont nous parlons paraît s’attacher à illustrer.

 

On soupçonne un sérieux travail de documentation derrière cette fiction où le réalisme social débouche, comme dans tout polar qui se respecte, sur une critique en règle du sort fait aux déshérités et de l’indifférence des puissants. Car les trafics sordides cachent, comme il se doit, des arrière-plans politiques très sombres. On glisse des uns aux autres au fil des courts chapitres et des changements de focale, technique habituelle chez Sebhan mais mise ici au service d’une narration qui suit jusqu’au bout le rythme dicté par la phrase initiale : « Le garçon court dans la cage d’escalier comme dans un champ de mines ».

 

Bref, la question n’est pas, cette fois : en quoi n’est-ce pas un polar ?, mais plutôt : en quoi est-ce un polar de Gilles Sebhan ? C’est-à-dire s’inscrivant dans une entreprise littéraire, qu’on a vu prendre bien d’autres formes depuis Presque gentil (Denoël, 2005).

 

D’abord, il y a la phrase. Notre auteur affirme volontiers s’y intéresser assez peu, mais mon opinion personnelle est qu’il s’en soucie sans le savoir. Sinon comment expliquer, par exemple, « Cette impression de grâce alliée à l’idée que tout est déjà perdu », « Le bruit du zip l’avait émue aux larmes » ou « Dans la semi-obscurité, tous leurs yeux brillent » ?… Une double référence vient d’ailleurs nous confirmer que le récit lorgne à la fois vers le cinéma comme prolongement naturel du polar, et vers la littérature : comme chez Cassavetes, nous avons une Gloria, qui prend en charge un très jeune Abad (surnommé Night), témoin d’un meurtre et poursuivi par ceux qui l’ont commis : mais ladite Gloria (qui, en réalité, s’appelle Peter), est traducteur, et voue un culte à l’écrivaine Violette Leduc.

 

« D’un bord à l’autre »

 

Les personnages sont un des principaux points forts, et à l’évidence le premier centre d’intérêt pour le narrateur. Aucun n’est simplement utile ou ne se contente d’adhérer aux stéréotypes du genre. Face à l’improbable couple Gloria-Abad se dresse un infernal duo fraternel (Mirko-Adrian) ; entre les deux, un policier, Burn, désespéré de devoir rompre avec sa femme et quitter son fils. On reconnaît l’intérêt de Gilles Sebhan pour le thème de la famille et, en particulier, de la paternité. Le récit grouille de pères, de mauvais pères, de pères de rechange.

 

Car les familles, chez Sebhan, sont toujours abîmées et recollées. Les enfants sont tous plus ou moins abandonnés et errent, menacés par de modernes ogres, dans un monde urbain qui n’est que la version actuelle des forêts profondes. Cependant ces délaissés se fabriquent des solutions de remplacement, efficaces parce que bancales. Le vrai danger, c’est la normalité, le salut est dans les entre-deux, les terrains vagues et autres friches. Gloria-Peter n’aime ni sa mère ni les « jeunes femmes trop bien dans leurs corps » ; elle « a eu des amants, mais c’était il y a longtemps, comme une erreur » ; si elle n’a pas « le désir d’une transformation définitive », c’est qu’elle « aime pouvoir naviguer d’un bord à l’autre (…), ne pas être fixée, assignée ». Elle et Abad-Night, « l’enfant ou l’adolescent, difficile de le qualifier tant il est à la jonction des deux états », construisent peu à peu une forme inédite d’amour, ni tout à fait sexuelle ni réellement filiale. Quant à Burn, indéniablement et franchement héréro, il « déteste qu’on le compare » aux autres hommes et, quand il parle du « gamin » ou s’adresse à lui, a la voix qui « se voile » et à l’occasion fond en larmes.

 

Ce qui intéresse Gilles Sebhan, ce sont les héros inclassables. Même ses voyous se tiennent, tel l’inénarrable Adrian, au bord de l’anormalité. Ses personnages sont comme l’écrivain qu’il est, tournant le dos aux chemins frayés et aux codes classiques. Son vrai polar est encore un livre de lui.

 

P. A.

 

(1) Voir, entre autres, ici

 

Illustration : Gilles Sebhan, Pablo, 2025, avec l'aimable autorisation de l'artiste

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