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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Le Bon Denis, Marie NDiaye (Mercure de France)

La formule de la collection « Traits et portraits », au Mercure de France, est connue : à chaque fois, il est demandé à un écrivain ou à un artiste d’écrire une manière d’autoportrait accompagné d’illustrations. J’ai eu l’occasion de parler dans ce blog du texte rédigé par Philippe Sollers (1) et de celui de Michaël Ferrier (2).

 

Je n’ai pas parlé du premier texte publié dans la collection par Marie NDiaye, Autoportrait en vert (3). Le seul livre d’elle que j’aie eu l’occasion de chroniquer était La vengeance m’appartient (4). Je vantais son style, inimitable, qui transforme les thèmes même les plus rebattus en une fascinante matière fictionnelle.

 

Car, il faut le rappeler de temps en temps, Marie Ndiaye est une de nos plus grandes prosatrices. Si j’emploie ce mot qui fleure le classicisme ce n’est pas seulement pour l’élégance irréprochable des longues phrases, dont le cisèlement confine toujours à l’ironie ; c’est surtout parce que l’écrivaine sait se confier tout entière à sa manière d’écrire, si bien que c’est cette manière, plutôt que ce dont il est explicitement question, qui nous parle.

 

Marie et Denis

 

Ici, elle assure d’abord une forme de distance. La rigueur et la sérénité du phrasé tiennent à l’écart le sentiment, l’emphase, la plainte, bref, tout ce à quoi il faut hélas souvent s’attendre s’agissant de certains thèmes : les migrations, les inégalités, le racisme, la vie des parents… L’autoportrait qui nous est proposé ici est en effet surtout le portrait d’une configuration familiale singulière : la mère née et grandie dans une ferme beauceronne, le père, sénégalais, arrivé en France après une enfance misérable, accueilli avec méfiance par sa belle-famille et tôt parti faire fortune aux États-Unis, où il dirige un grand hôtel. La fille, perplexe et perturbée. L’écriture dit tout cela avec un détachement qui va jusqu’à l’humour.

 

Surtout, elle crée et porte un autre univers, doublant le monde réputé réel. Un univers où tout peut arriver. Il doit beaucoup, comme toujours chez Marie NDiaye, au conte, qui affleure sans cesse dans le récit. La mère, « comme Cendrillon, souffr[e] tout avec patience », le père, enfant, était « semblable à Issa-longues-jambes », lequel demanda à l’hippopotame de lui faire traverser le fleuve pour accéder au « pays inconnu ». Et l’hôtel américain, vu par les yeux de la fille, devient un palais fabuleux (« Quelle béatitude, quel honneur, elle était là enfin, dans le château de son père ! »).

 

Cependant le merveilleux est ici un trompe-l’œil. La fiction glisse vite dans un fantastique inquiétant qui n’est pas sans rappeler Kafka. On est, et les photos de lieux étrangement déserts accentuent l’impression, dans la logique du rêve. C’est-à-dire du signifiant : le mari de celle qu’on appelle Mimi, voire Mary, tient un magasin d’antiquités « ne propos[ant] que des représentations de la Vierge Marie »… Chacun se dédouble et se redouble. À en croire la mère, le père envolé a été remplacé par un homme plus fiable, « le bon Denis », dont la fille n’a, curieusement, aucun souvenir. Ce qui ne l’empêche pas de rêver à l’occasion qu’elle « s’accoupl[e] » avec lui (« Ce n’était qu’appariements absurdes, impossibles »). Denis est aussi le nom que les beaux-parents ont choisi de donner au père, trouvant le vrai trop compliqué. Et ce sera également celui du « frère », dont la fille fera la connaissance dans le fameux hôtel, où il est venu pour les mêmes raison qu’elle : rencontrer le père.

 

« Le pauvre homme… »

 

La mère se duplique en mauvaise mère dans la fenêtre de sa chambre, où grimace son « reflet diabolique ». Et la fille, occasionnellement narratrice, et héroïne principale, change sans cesse de posture et de situation par rapport au récit même dont elle est la source. Le livre comprend en effet plusieurs parties qui sont autant de variations, au sens le plus musical du terme, sur le même thème : 1) la fille, adulte et mariée, raconte les  visites qu’elle rend à sa mère, placée « dans un établissement de premier ordre » ; elle tâche de lui soutirer des informations sur le passé, on est dans une sorte de pastiche de récit de vie ; 2) on passe à  un narrateur  extérieur  pour une évocation  des  enfances contrastées des deux parents, entre conte initiatique et fable socio-politique (« Lui,  il se glissait léger hors d’une maison où il ne trouvait ni nourriture ni pitié. / Elle avait, elle, nourriture et nul besoin de pitié ») ; 3) retour à la narratrice interne, celle qui parle revenant sur la figure du père dans une litanie de regrets assez proche de la poésie (« Enfant, j’ai toujours cru que mon père… Je n’ai jamais pensé qu’il avait pu… ») ; 4) troisième personne pour la dernière partie, où nous sommes placés au point de vue de la fille partant, à dix-neuf ans, à la rencontre de son père – et trouvant un frère.

 

Cette dernière partie est la plus proche de la fiction sous sa forme extrême : le conte. Mais, dans une sorte de danse sophistiquée où défilent les situations narratives et les genres littéraires, tout le texte semble tourner autour d’un mystère qui reste impénétrable. C’est le mystère des origines. Qui est le père ? Qui est vraiment la mère ? Comment être soi sans réponse à ces questions ? Elles sont spécialement compliquées pour l’héroïne que s’est choisie Marie NDiaye mais ce sont les mêmes questions pour tous. Chacun est prisonnier d’un mystère originel, constitutif, et chacun cherche à s’en délivrer, comme le feront les deux jeunes héros de la quatrième partie, lesquels s’écrient : « Il ne veut pas nous reconnaître, il ne veut pas de nous le pauvre homme, nous sommes libres ! » Oui, libres, grâce et avec l’auteure, qui a su faire du mystère un livre.

 

P. A.

 

(1) Agent secret, 2021, voir ici

(2) Scrabble, 2019, voir ici

(3) 2005

(4) Gallimard, 2021, voir ici

 

Illustration : Edmund Dulac, 1910 (https://fleurdepluieblog.wordpress.com)

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