Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
On ne peut se défendre de penser à Nadja en lisant ce livre qui, selon la formule de la belle collection « Traits et portraits » (1), que dirige, au Mercure, Colette Fellous, mêle l’image au texte pour composer un tableau de soi et de sa vie. C’est la formule de la collection. Mais on pense à Breton, parce que, cette fois, c’est Sollers, qui aime les grands hommes et le name-dropping. Et aussi, sans doute, parce que, lorsqu’il dit : « J’essaie, pour éclairer ce continent qui m’entoure, (…) de vous montrer comment toute mon existence s’est organisée par des rencontres, des événements, des détails et des regroupements qui ne doivent (…) rien au hasard », on entend aussitôt les mots, qu’il ne prononce pas, de hasard objectif.
« Un exemple de mes zigzags… »
Mais il est vrai que l’esprit de la collection lui convient particulièrement, en lui permettant de naviguer entre image (photos de famille, reproductions de tableaux, autoportraits [nombreux]) et texte, comme entre son propre texte et beaucoup d’autres textes, sans cesse convoqués et cités. Et on est d'emblée impressionné par la virtuosité de la construction par sauts et glissades, comme par l’art du cousu / décousu, sur lequel il attire lui-même l’attention (« Là-dessus, regardez comment se greffe la découverte de la Bible » ; « Voilà un exemple de mes zigzags »).
« Voilà comment j’avance d’un mot à l’autre, d’un texte à l’autre, d’un corps à l’autre », dit-il. On parcourt ainsi le temps, insensiblement et par boucles : naissance, à Bordeaux, en 1936, de Philippe Joyaux, fils d’industriel ; enfance marquée par la maladie (asthme, otites), auprès d’une mère adorée ; le goût, inattendu mais vif, de la nature, y prend sa source, celui des pays lointains, dont la Chine, aussi. Puis, ce sont les rencontres, Ponge, Bataille, Barthes, surtout, Lacan et tous les autres. Les amours, Dominique, Julia, les débuts de la carrière littéraire, la paternité. On s’ennuie un peu quand il philosophe, sur un ton volontiers apocalyptique. Mais on se laisse toujours reprendre par le pur mouvement de l’écriture en tant que telle (« Sans mouvement il n’y a rien »), et on est intéressé chaque fois qu’il en parle, voyant, par exemple, dans « la musique des mots », le moyen d’accéder à « une logique du silence ».
Le goût de soi
« Pour être vraiment là, (…) je m’observe observer », note-t-il encore. Et, il faut le dire, il aime ce qu’il voit. Comment s’en étonner, s’agissant de quelqu’un qui a choisi comme pseudonyme un adjectif latin signifiant habile, ingénieux, voire intelligent ? Un tel homme ne peut qu’être convaincu de son astuce, comme du caractère singulier qui fait de lui un rebelle authentique, s’appliquant à se placer « à l’écart, toujours, toujours », du côté de la « clandestinité » — voir le titre.
En toute logique, il doit être satisfait de sa vie, de ce qu’il est, du monde même d’où il vient. D’où, peut-être, cette curieuse et insistante revendication du catholicisme. À Venise, Sartre n’était pas heureux, parce que c’est un protestant. Sollers, qui est catholique, ne cesse de le redire : « la joie avant tout ». La passion du bonheur, la certitude de le posséder constituent des leitmotivs, qui le rattachent, plutôt qu’à Stendhal, à l’époque des Lumières, admirée sous toutes ses faces, dont, bien sûr, les plus obscures, cf. Sade.
Un tel goût pour soi-même, s’il est parfois un peu lassant, a aussi des conséquences positives. Il interdit le remords et l’autoflagellation, tellement tendance parmi les anciens héros des années 1960-70. Oh, celui-ci réécrit bien un peu l’histoire, minimisant la proximité des débuts avec le PC et Aragon, préférant mettre en avant le rôle de Mauriac, tellement plus sexy par les temps qui courent. Mais il ne renonce pas à toute admiration pour « ce grand criminel de Mao », dont il évoque, toujours bluffé, la baignade dans le Fleuve bleu, et l’« admirable texte » qu’est à ses yeux De la contradiction. Par les mêmes temps qui courent, c’est déjà énorme, et même courageux.
On ne peut s’empêcher d’admirer, nous aussi, cette crâne manière d’assumer l’appartenance à une époque, à un passé à bien des égards plus moderne que le présent, la pratique de l’écriture manuscrite ou à la machine, le refus de l’écran. On ne peut s’empêcher d’être épaté par cette jubilation exempte de tout doute à se parcourir soi-même, sur un rythme léger et plein d’allant. C’est la manière Sollers. Elle ne manque pas de panache.
P. A.