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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Sans alcool, Alice Rivaz (Zoé)

www.desfemmesquicomptent.comDepuis quelque temps, on s’est mis à parler d’Alice Rivaz. En France. Car dans son pays, la Suisse, l’écrivaine née en 1901 et morte en 1998 jouissait déjà d’une vraie réputation. La reprise en 2022 de son roman La Paix des ruches (1947) en collection de poche par Zoé, qui avait déjà republié les nouvelles de Sans alcool (première édition en 1961 à La Baconnière), a éveillé certains échos de notre côté de la frontière.

 

Pas par hasard. Voilà une femme qui, avant la Seconde Guerre mondiale, refuse le mariage, travaille – au Bureau international du travail, à Genève – et écrit –  l’interruption des activités du BIT pour cause de conflit lui permettant d’entamer une carrière  qui ne  reprendra ensuite qu’après sa retraite, en  1959.

 

« Comment savoir avec eux ? »

 

Une femme, de surcroît, qui écrit sur les femmes. Comme sa contemporaine Simone de Beauvoir, mais par le biais de la fiction. C’est la dimension féministe qui frappe d’abord, dans ces courts récits, parus pour la plupart d’abord dans la presse puis rassemblés en un recueil auquel quatre textes postérieurs sont venus s’agréger pour la présente édition. « La journée des femmes n’est jamais suffisante pour venir à bout [des] dégâts » causés par leurs compagnons. Et peut-être se réveilleront-elles « Là-Haut avec un seau plein d’eau dans une main [et] une serpillière dans l’autre ». De plus, pour elles, « ce qui est de l’amour » vient toujours se mêler à « ce qui est du domaine de l’aménagement matériel ». Alors que pour leurs maris ou leurs fiancés…

 

Les rapports entre femmes et hommes sont toujours placés sous le signe de l’incompréhension, de l’incommunicabilité ou du mensonge. Qu’est-ce qu’ils veulent ? se demandent sans cesse les héroïnes dont nous partageons le point de vue, ou qui s’expriment en monologues intérieurs, que ce soit au style indirect libre ou à la première personne, sous forme de journal. « Comment savoir avec eux ? » Ils se décident à vous embrasser, mais c’est alors que vous reconnaissez le béret avec lequel vous venez de les voir en compagnie d’une autre. Le jeune philologue qui semblait si épris repart abruptement pour son Amérique natale. Philibert, une fois qu’Emma lui a offert, avec ses maigres économies, une montre en or, l’abandonne. René veut revoir Nicole. Joie. Mais c’était pour lui demander de ne rien dire à Nelly de leur ancienne relation…

 

« Carafes »

 

Il est vrai que lorsque (rarement) les personnages principaux sont des hommes, on constate que les choses, vues de leur côté, ne valent pas beaucoup mieux. Quand la main de Madeleine se pose « avec insistance » sur le veston d’Alain, c’est toujours pour « l’empêcher, le retenir », le ramener à son statut d’employé de bureau sans avenir. Presque tout le monde est employé de bureau dans ces histoires, qui sont toutes, sans aucune exception, navrantes, et où la dénonciation sociale se mêle fréquemment à la protestation de genre. Ce sont des vies désertes et insipides, « sans alcool », comme les restaurants bon marché où se croisent nos héros, avec leurs « sommelières en tablier blanc », leurs « nappes de papier blanc », « l’eau des carafes », et celle du Rhône, qu’on aperçoit par les fenêtres. « Le monde est devenu vide », constate Adèle, une fois délivrée de son « goître exophtalmique ». Mais, ajoute-t-elle, « est-ce qu’il ne l’a pas toujours été ? »

 

« Et moi qui croyais qu’il y avait quelque chose à atteindre, à trouver dans la vie »… Ils ou elles le croient tous. « Une sorte de bonheur hors d’atteinte » ; « quelque chose qui [vous] attend ». Pourtant, à mesure que l’on avance, on a « le curieux sentiment de faire fuir au loin » cet objet indéfinissable.

 

« Son visage au bureau »

 

L’héroïne de la nouvelle éponyme le cherche dans les restaurants sans alcool. Pour une raison mystérieuse, ceux-ci lui paraissent promettre, plus que des rencontres ou des aventures potentielles, une manière d’accomplissement. « J’aime beaucoup les Végétariens », déclare-t-elle, « et sous leur apparente uniformité, en dépit de leurs carottes râpées, de leur blé en grains, de leur avoine, que de différences subtiles si l’on prend la peine de les apprivoiser »… Il y a du Huysmans (le Huysmans d’À vau-l’eau) chez Alice Rivaz. Sans la misogynie et la flamboyance du style – toujours lisse et comme détaché chez l’écrivaine genevoise. Mais pas sans une forme d’excès, voire de folie, qui s’exprime souvent dans les images. « Je crains », dit un des personnages, « d’être comme un de ces livres non imprimés à l’intérieur, et quand on croit les ouvrir on s’aperçoit qu’il ne s’agit que d’une maquette ». Les yeux d’une autre femme ne sont « pas des yeux, mais une bouche, un estomac, faits pour digérer les regards des hommes ». Les jambes de Mlle Lina, laquelle vient de prendre sa retraite, « ne sav[ent probablement pas très bien ce qui est arrivé à Mlle Lina » et « croi[ent] encore qu’elles [vont] courir et monter dans le tram » chaque matin. Les clientes d’un des fameux restaurants ont « laissé leur visage au bureau (…) et sembl[ent] n’en avoir gardé que (…) ce qu’il fallait à titre d’organe pour boire l’eau des carafes et mastiquer le menu à deux francs cinquante ».

 

Dans ce monde blanc et vide, où les individus s’absentent, laissant les différentes parties de leur corps mener une vie inquiétante chacune pour soi, hommes et femmes ne se distinguent plus vraiment. La vie moderne a fait d’eux tous des créatures sans visage.

 

P. A.

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