Eklablog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Personne ne quitte Palo Alto, Yaniv Iczkovits, traduit de l’hébreu par Laurence Sendrowicz (Gallimard)

Combien de romans dans ce gros livre, le second de son auteur (1) à être traduit en français ? Quatre, pense-t-on d’abord, au vu des quatre grandes parties qui nous font successivement partager, entre 1998 et 2018, une période dans la vie d’un personnage central chaque fois différent.

 

Iris, policière en surpoids dont le divorce se passe mal, enquête sur une curieuse affaire de cadavre disparu dans la salle de dissection d’une fac de médecine. À moins qu’en fin de compte il ne s’agisse plutôt d’un « cadavre surnuméraire »… Idan, adolescent en crise, n’a jamais admis la mort, dans son enfance, de sa grande sœur, à qui il continue à parler en secret. Fugueur, il est recueilli dans le refuge un peu spécial qu’a créé un poète arabe nommé Tobayas. Il y rencontrera Sunny, quatorze ans, l’amour de sa vie. Noah, homme d’affaires florissant, agressif et cynique, est aussi le mari amoureux d’une femme infidèle, qu’il accompagnera jusqu’à sa dernière heure. Yotam, fils, semble-t-il, du précédent, entend toujours la voix de sa mère. Incapable de répondre aux attentes paternelles, il erre dans la ville après avoir fait croire qu’il était parti pour le Népal, et aide son grand-père à mourir.

 

Fugue

 

Deux monologues et deux récits à la troisième personne, disposés selon une alternance qui correspond à celle des âges, grande jeunesse ou maturité murissante. Pourtant ces quatre récits ne font qu’un seul roman, et une grande part de son intérêt réside dans la virtuosité éblouissante avec laquelle Yaniv Iczcovitz combine discontinuité et unité, maintenant ensemble contrastes sociaux et diversité psychologique par la grâce d’une composition savamment fuguée.

 

Elle repose sur les rapports unissant les personnages, lesquels, après avoir joué le premier rôle dans une partie, reviennent, à plusieurs années de distance, en arrière-plan d’une autre. Sur la manière également dont, à mesure que cette toile narrative se tisse, des zones d’ombre s’éclairent peu à peu – dont, pour une part au moins, le mystère initial. Ce sont enfin les mots eux-mêmes, les phrases, qui se répètent, décalés, selon un complexe jeu d’échos. Parmi lesquels la formule du titre, reproduite à plusieurs reprises sous différentes formes.

 

Pour ceux qui auraient des doutes, on est bien loin de Palo Alto, la capitale californienne des technologies de pointe, de la réussite économique et des suicides d’adolescents. On est en Israël, plus précisément à Haïfa, et, dans Haïfa, entre le wadi Nissnass et le wadi Salib, « avec les Arabes, les rescapés de la Shoah, les inadaptés, les pauvres et les chiens errants ». Dans cet entrelacs de rues et de « petites allées denses et étroites, aux toits croulant sous les ballons d’eau chaude [et] les assiettes de satellites penchées telles de grandes oreilles », la maison-refuge de Tobayas constitue un ultime cercle enchâssé. On finit toujours par y revenir, et l’unité de lieu ainsi esquissée contribue à celle de l’ensemble. Elle ancre aussi le récit aux antipodes du pseudo-paradis annoncé ironiquement par le titre. D’ailleurs tout le monde, ici, s’empresse plutôt de quitter tous les Palo Alto possibles, ou refuse tout bonnement de s’y installer. Noah lui-même, qui vit entre sa villa des quartiers chics et la tour abritant les bureaux de sa holding, finira par aller passer ses journées dans le wadi près de Tobayas, l’amant de sa défunte femme, que tous deux adoraient.

 

Scalpel

 

Chacun devra trouver et choisir sa voie singulière à l’écart de l’obligation de réussite comme du déterminisme social ou familial paralysant. Le thème de la dissection, très présent dans les deux premières parties, est une métaphore. C’est la société israélienne qui est mise sous le scalpel et fouillée dans ses replis les moins avouables : inégalités, brutalité des rapports entre les gens, corruption et violence, à commencer par celle qu’exerce systématiquement et dans toutes circonstances la police. Mais d’autres contraintes aussi pèsent sur les personnages que le récit place successivement dans la lumière, avec une attention et une justesse impitoyables. Autour d’eux il y a beaucoup de mères et de pères, biologiques ou choisis, de sœurs et de frères, vivants, morts, trisomiques. Pourtant tous sont plus ou moins des « gosse[s] rejeté[s] », chassés de chez eux, abandonnés dans des internats, ignorants de leur véritable origine… Et tous, justement pour cette raison, soit qu’ils n’aient « reçu d’amour de personne », comme Noah, soit que, comme Yotam, ils en aient eu trop, sont hantés par un mystérieux sentiment de culpabilité (« Coupable-né. C’est comme ça que je vis toujours, dans un mea-culpa permanent »).

 

Il y aurait quelque chose de biblique dans cette malédiction, si tous, bon an mal an, par des chemins tortueux et toujours détournés, ne parvenaient à s’en délivrer. Oh, pas d’optimisme, de culte de la volonté ou de bons sentiments… Ce n’est pas le genre de la maison Iczkovits. Mais tous pourraient à la fin, comme le fait l’un d’entre eux, à la question « Avez-vous déjà commis un crime ou un délit ? », répondre « Non ».

 

P. A.

 

(1) Après La Vengeance de Fanny, Gallimard, 2023

 

Illustration : à Haïfa (https://www.palquest.org)

Retour à l'accueil
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article