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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Tsili, Aharon Appelfeld, traduit de l’hébreu par Arlette Pierrot (Points)

photo Pierre AhnneCe n’est pas une nouveauté. Mais l’étrange film d’Amos Gitaï, sorti en août 2015, incite à revenir sur ce court roman paru en 1983 (Belfond, 1989, pour la traduction française).

 

À quoi tient l’extraordinaire puissance émotive de l’écriture d’Aharon Appelfeld ? Pourquoi est-on saisi par les plus simples phrases ? « L’hiver arriva, avec la neige » ; « Aucun nuage n’assombrissait le ciel, seulement des arbres et la tranquillité »… Des notations aussi limpides et étrangères à toute volonté de faire effet paraissent d’emblée chargées de mystère poétique et d’une signification étrangement religieuse.

 

Un récit exemplaire

 

La jeunesse tragique du grand écrivain israélien, la connaissance qu’on en a d’après ses livres1 contribuent sans doute de façon semi-consciente à expliquer ce sentiment. Mais seulement en partie. La force singulière des récits d’Aharon Appelfeld tient peut-être avant tout à ce que, sans jamais raconter à proprement parler son histoire ni l’horreur qui l’a traversée, il parle toujours dans l’ombre de cette expérience. À cet égard, Tsili est exemplaire. L’héroïne éponyme, une petite fille de douze ou treize ans, abandonnée par les siens « quand la haine se déchaîna », a miraculeusement survécu. Commence pour elle une longue errance par les champs et les forêts d’une région d’Europe centrale qui ne sera jamais située précisément. Elle travaille de temps à autre chez des paysans chrétiens qui la battent mais ne soupçonnent pas son origine. Marek, au contraire, avec qui elle partage un temps une vie précaire, sera identifié « à cause de l’apparence qui est la [sienne] » dès qu’il quittera leur abri, et disparaîtra, la laissant enceinte. La guerre s’achève, elle se joint à un groupe de rescapés des camps et s’embarque pour la Palestine.

 

Pas un bourreau à l’horizon. La mort est sans cesse hors-champ, on est du début à la fin du livre après l’événement ou dans ses marges. Tsili survit en bordure de l’extermination, dont l’ombre portée l’enveloppe d’une présence monstrueuse et pour elle énigmatique. Sans amoindrir sa singularité inouïe, Appelfeld l’ouvre ainsi à sa dimension la plus universelle : c’est de la condition humaine qu’il parle, à partir d’une expérience qui la met à nu.

 

Géhenne et Eden

 

« Géhenne et Eden se mêlaient », dit le narrateur à propos de l’existence que mène à un moment donné son héroïne. Cette formule pourrait s’appliquer à tout le livre, où, à la misère omniprésente et à l’horreur pressentie, s’entrelacent le mystère du monde et le sentiment intense de la nature. « La nuit était claire et à la surface des grands champs de maïs brillaient des gouttes de lumière », lit-on par exemple ; et c’est toute l’étrangeté et la ténébreuse connivence des choses et des lieux qui se donnent à voir. D’autant plus sensibles qu’elles sont perçues par un personnage exceptionnel dans son obscurité, un de ces êtres simples mais touchés par la grâce que la littérature est-européenne s’est souvent attachée à dépeindre. Ceux qui approchent Tsili la regardent d’abord « comme on regarde un être stupide, dépourvu de la moindre pensée » ; mais c’est pour aussitôt se raviser et « lui lanc[er] un regard émerveillé ». Tsili n’a pas à proprement parler d’idées : ce sont les souvenirs, les voix passées, les sentiments soudain surgis qui la guident (« Elle éprouvait une nostalgie profonde, intense, qui la tirait comme un aimant »). Tout se fait sensation pour celle qui agit souvent « sans avoir conscience de ce qu’elle [fait] ». Et le monde autour d’elle devient un lieu curieusement magique, où règne l’atmosphère merveilleuse et cruelle des contes.

 

Parmi les ombres

 

La jeune fille est recueillie un temps dans « une chaumière à la lisière de la forêt », dont la propriétaire, une ancienne prostituée, l’observe « d’un regard lourd de sous-entendus » en lui tenant des propos dignes de la sorcière des frères Grimm : « Ta poitrine est développée. Mais tes jambes sont encore maigres. Il faut manger des pommes de terre ». Les fantômes, aussi, sont toujours prêts à surgir. « Des apparitions lointaines, hâves, méchantes » qu’on chasse en lançant « des injures à tous les vents », ou « des ombres tranquilles qui s’accroch[ent] aux arbres et dont la bouche ne profèr[e] aucun son » mais qui refusent de disparaître : « Le combat dura toute la nuit. Corps et ombres se battaient avec une violence silencieuse ».

 

La frontière est poreuse entre le monde des vivants et celui des morts. Mais n’est-ce pas plutôt qu’il n’y a pas de frontière, et que la mort est partout pour ceux qu’elle a touchés et laissé inexplicablement continuer leur chemin ? Après avoir longtemps marché vers le sud, le groupe de survivants auquel s’est jointe l’héroïne parvient sur la rive d’un fleuve, où tous s’endorment profondément. Quand ils s’éveillent au bout de plusieurs jours, se débattant encore « dans les loques de leur sommeil qui gis[ent] à terre », sont-ils encore, ou à nouveau, dans le monde des vivants ? L’une d’entre eux résume : « La mort nous poursuivra partout. Nous n’aurons plus jamais de repos ».

 

P. A.

 

1 Voir, par exemple, Histoire d’une vie (Éditions de l’Olivier, 2004) ou, sur ce blog, Le Garçon qui ne voulait pas dormir (Idem, 2011)

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P
Merci, Fabienne, il en vaut la peine.
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F
Magnifique critique. Je vais lire le livre.
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