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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Rappel à la vie, David Park, traduit de l’anglais par Cécile Arnaud (Table Ronde/Quai Voltaire)

Au début, on est un peu surpris. Surtout quand, comme moi, on a découvert l’écrivain nord-irlandais David Park avec Un espion en Canaan (1). Ce livre crépusculaire, qui mêlait roman d’espionnage et récit d’éducation sur fond de culpabilité protestante, promenait le lecteur de Saïgon au désert du Nouveau Mexique. Rappel à la vie, plus justement et moins niaisement intitulé en anglais A Run in the Park, texte écrit pour la BBC et publié en 2019, a pour personnages les participants à un groupe de jogging, qui suivent la méthode « Du canapé aux 5 km » dans les rues et les allées d’un probable Belfast. Ils sont retraités, comptables, assistante d’éducation, infirmier, ou aspirent à devenir pompier. Les monologues alternés de cinq d’entre eux composent un mini-roman choral.

 

Des raisons de courir

 

Changement de registre et de thèmes à première vue complet… Pourtant, à y regarder de plus près, on découvre quelques points communs entre ce livre et le précédent. Celui de nos joggeurs qui parlera le premier et le plus, Maurice, est veuf, comme l’était le Mickey d’Espion en Canaan. Et l’absence de sa femme Mina l’amène à se sentir aussi coupable que l’ex-agent de la CIA, pour d’autres raisons, estimait l’être. Coupable de se laisser aller dans sa solitude. Coupable, imaginairement et par anticipation, de ne peut-être pas parvenir, le moment venu, à protéger sa fille, Rachel, d’un conjoint violent. D’où la course : Maurice ne peut pas se permettre de rester « un mollasson en surpoids avachi sur le canapé » car il doit être prêt à voler au secours de Rachel. Sans quoi il « ne pourr[a] plus penser à Mina sans éprouver de la honte ».

 

Mais chacun ici a ses raisons de courir. Brendan veut faire plaisir à Angela, laquelle « veut que [tous deux] soi[ent] au top le jour de [leur] mariage » – et peut-être aussi pour fuir ce mariage avec une jeune femme issue d’une autre classe sociale que lui. Yana, jeune réfugiée syrienne, espère « de chaque foulée (…) qu’elle [la] mène à un endroit meilleur, où [sa] famille pourra [la] suivre ». Cathy, que son mari a quittée pour une collègue de bureau, a besoin de retrouver de la dignité, de l’énergie, le contact avec sa fille partie en Australie et, qui sait, un nouveau compagnon, qui ne soit ni « un Heathcliff » ni « un Mr Rochester cachant son secret dans le grenier » (elle est bibliothécaire).

 

Solitude et compacité

 

Cathy et Maurice, il faut le dire, sont les plus réussis dans cette galerie de portraits. Le retraité solitaire et la femme vieillissante, avec leurs maisons, leurs boîtes de biscuits et leurs bains chauds accompagnés de gin-tonic, sont aussi, d’un point de vue littéraire, les plus traditionnellement et typiquement britanniques. Et qu’on s’attache davantage à eux qu’aux autres marque peut-être les limites d’un projet qui voudrait donner, en raccourci, ce que la quatrième de couverture appelle une « radiographie de la société irlandaise » actuelle.

 

Cependant l’intérêt principal du texte de David Park réside bien dans la tension, qu’il met en scène, entre diversité des destins individuels et appartenance commune. Si, parmi les coureurs, « beaucoup sont seuls », tous forment « un groupe compact qui crée une sensation d’entreprise commune ». Raison pour laquelle, sans doute, chacun, au bout de la course et du fait d’avoir tenu jusque-là, aura trouvé une issue à ses problèmes. Brendan échappe à l’emprise de son riche et tyrannique beau-père ; Yana ira à l’université et ses parents ouvriront leur boulangerie ; Cathy partira retrouver sa fille ; Maurice sauvera la sienne, au terme d’une accélération finale qui confirme le caractère en grande partie allégorique du récit. Mais si, d’un point de vue psychologique et social, l’image de la course collective se révèle bien choisie, le jeu de mots entre le titre anglais et le nom de l’auteur attire l’attention sur le sens plus strictement littéraire de la métaphore : tous les petits romans qu’il esquisse, David Park, en les rassemblant astucieusement dans un tout « compact », parvient à les mener ensemble jusqu’à la ligne d’arrivée.

 

P. A.

 

(1) 2024, même traductrice et même éditeur, voir ici

 

Illustration : https://www.iloveenglish.com

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