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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Un espion en Canaan, David Park, traduit de l’anglais par Cécile Arnaud (La Table ronde-Quai Voltaire)

www.gavroche-thailande.comPourquoi lit-on des romans d’espionnage ? Je me suis déjà interrogé à plusieurs reprises(1) sur le plaisir particulier qu’ils procurent ou, plus encore, sur les mystérieuses affinités liant les situations qu’ils évoquent au romanesque et la figure de l’espion à celle de l’écrivain. Si on creusait sérieusement la question on y trouverait sans doute la satisfaction, chez le lecteur, de partager en imagination un savoir secret ; le thème de la trahison, toujours brûlant ; le vertige des vérités empilées ; un mécanisme complexe lié au fait d’écouter l’histoire et, souvent, les propos de ceux qui doivent avant tout ne rien raconter et ne rien dire…

 

Candide à Saïgon

 

Le genre a gagné ses lettres de noblesse avec Conrad, Graham Greene et quelques autres Anglo-Saxons. Du coup, la Bible n’est jamais loin… Comme, peut-être, David Park, né dans une famille protestante d’Irlande du Nord, Michael (alias Mickey), dans les plaines d’Amérique, a grandi sous le regard attentif du Dieu vengeur qui extermine les premiers-nés d’Égypte ou envoie en Canaan douze espions dont seuls deux, à leur retour, échapperont à sa colère. Quand ce héros-narrateur se retrouve, jeune, idéaliste et vierge, à Saïgon en 1973, puis quand il est recruté par un certain Donovan pour la CIA, même si entre-temps Steinbeck, Hemingway et Fitzgerald ont remplacé le livre de chevet de son enfance, il sera en proie aux scrupules de conscience qu’on imagine. « Vous devriez rejoindre la seule vraie foi, Mickey, puisque vous êtes si timoré », lui dit son mentor, irlandais, comme son nom l’indique, et catholique. « Allumez un cierge, dites un Je vous salue Marie, et absolvez-vous d’une partie de cette culpabilité qui vous pourrit la vie ».

 

Le rôle de Michael, au début, « consistait surtout à brasser du papier » ; mais sa participation à un « interrogatoire » (« J’étais conscient d’avoir plus en commun avec le détenu qu’avec mon compatriote »), la découverte des crimes de guerre commis dans les villages, l’abandon des collaborateurs vietnamiens lors de la chute de la ville le feront sortir de sa position de spectateur naïf. « Vous ne rentrerez jamais chez vous », lui avait prédit sa logeuse, madame Binh. « Votre cœur reste toujours ici ». De fait, quand nous découvrons Mickey au début du roman, retraité après une carrière de diplomate, veuf d’une femme aimée, seul dans la grande maison au bord de l’Atlantique où il écrit le récit que nous lisons, Saïgon est toujours là, au fond de sa mémoire. Et l’arrivée d’un curieux DVD, la « résurgence soudaine et inattendue de deux hommes » dont l’un n’est autre que Donovan, jamais revu depuis le Vietnam, déclenchent le retour en force des souvenirs.

 

Meaulnes au Nouveau-Mexique

 

Les images du passé affluent, « ruelles étroites » sillonnées « de mobylettes et de scooters », « lumières de la ville » reflétées par le Mékong, « pales en bois des ventilateurs », « neige noire » des documents brûlés avant la fuite… L’ambiance crépusculaire qui baigne tout le livre n’est pas seulement due au sentiment chez le héros vieillissant d’avoir « servi le mauvais maître », non plus qu’à la découverte, rétrospective ou remémorée, du caractère « vague et malléable » de la notion de « bien commun ». Elle tient d’abord à la construction même du livre. Une première partie nous ramène, avec Michael en train de l’écrire, à Saïgon, une seconde nous permet de comprendre les raisons de ce retour vers un passé jamais effacé. On y retrouvera un Donovan transformé et proche de la mort, qui, dans le décor antithétique du désert du Nouveau-Mexique, offrira à Michael la possibilité ultime d’une manière d’expiation. Poids du passé, culpabilité, fardeau de l’homme blanc sont la part la plus immédiatement visible de l’ensemble, dont ils font un chant funèbre et la descente « au cœur des ténèbres » intérieures.

 

Mais il y a plusieurs romans dans le roman de David Park. S’il écarte ironiquement à plusieurs reprises les lieux communs de l’espionnage classique, un autre modèle se dessine peu à peu à travers le récit qu’il prête à son héros. Le « roman français préféré » de celui-ci est Le Grand Meaulnes, nous a-t-il précisé. Ce n’est pas un hasard. Quand Michael prend l’avion avec les multiples précautions de l’ex-professionnel, puis loue une voiture pour aller, au bout de routes de terre hantées de « suprématistes blancs » et de « membres de groupes d’autodéfense » traquant les migrants clandestins, retrouver Donovan dans son ranch isolé, c’est aussi pour « [se] libérer [de lui] une fois pour toutes ». Pour éprouver la certitude que, « au lieu de prononcer ses mots à lui » comme dans les cellules de la CIA où il traduisait en français ses questions, il parvient à « s’exprimer par [sa] propre voix »…

 

Curieuse forme de roman d’éducation, à très long terme, dont l’aventure finale n’est que l’aboutissement. L’émancipation des figures tutélaires et la compréhension des vérités autrefois dissimulées s’y accomplissent en effet d’abord grâce au travail de la mémoire. Et celui-ci se fait – sous nos yeux – par l’écriture.

 

P. A.

 

(1) Voir , par exemple, ici et ici

 

Illustration : à Saïgon, en 1973

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