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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Le Parc aux roseaux, Thuân, traduit du vietnamien par Yves Bouillé (Actes Sud)

vietnamdecouverte.comThuân écrit en vietnamien, mais vit en France, où elle est arrivée au début des années 1990 (de Moscou, où elle était étudiante). Elle est l’auteure de plusieurs romans, dont sept traduits en français, mais elle est aussi traductrice, en vietnamien, de, notamment, Houellebecq, Sartre et Modiano… On le comprend tout de suite, c’est une spécialiste de l’entre-deux.

 

Il en va de même de son héroïne-narratrice, privée, significativement, de nom. Le père de cette dernière, déjà, jeune ingénieur soixante-huitard et enthousiaste, était retourné sous le coup de l’euphorie, en 1975, au pays natal. Il y a vécu tantôt à Hanoï tantôt à Saïgon, et déchanté. Plus tard, il n’a eu de cesse qu’il n’envoie sa fille étudier la littérature à la Sorbonne, dans cette France dont il a gardé la nostalgie. Mais, au début du roman, ladite fille, après plusieurs années parisiennes, décide abruptement de planter là sa thèse et de regagner le Vietnam à son tour. Elle y est accueillie par son père chagrin et sa sœur, divorcée d’un haut fonctionnaire du Parti, laquelle l’imposera à l’université comme professeur… de français.

 

Roseaux et roseaux

 

Commence pour la jeune femme une longue période de flottement : « Tout avait un goût d’inachevé. La vie s’écoulait comme si rien ne s’accrochait à moi ». est-elle ? Entre deux pays. Entre deux pères. Il y a le vrai, qui, lui-même, « oscille toujours entre la France et le Vietnam, entre pessimisme et optimisme » (puisque « l’optimisme est le plus grand point commun des Vietnamiens » alors que les Français sont « si complexés par leur pessimisme qu’ils le justifient en écrivant inlassablement de la littérature »). Il y a aussi P, l’ancien amant parisien, dont on aimerait savoir si l’initiale suggère en vietnamien la même allusion, et qui, dans les rêves, apparaît, le front couronné d’une « chevelure blanche », et regarde sa jeune maîtresse asiatique « comme si », dit-elle, « une épaisse couche de verre nous séparait, transparente mais parfaitement insonorisée ».

 

Notre exilée navigue entre le souvenir des « roseaux blancs » vus dans un square du 12e arrondissement lors d’un rendez-vous avec P, et les mêmes roseaux dans une ruelle de Saïgon – qui se révéleront un songe. Elle porte sur son pays natal un regard singulier, mélange de familiarité remontant à l’enfance et d’étonnement quasiment touristique. La nourriture, très présente (nouilles de riz fraîches, gingembre, badiane, cannelle, piment rouge et noix de coco…), semble le point de rencontre des deux attitudes.

 

Bo bun et doigts avides

 

L’écriture et la construction disent subtilement cette impression générale de décalage. La première par sa fausse naïveté et son curieux mélange d’humour et de sentimentalisme à froid. La seconde, pratiquement imperceptible, en laissant se succéder sans logique apparente images lointaines de l’enfance vietnamienne, images plus proches de la vie à Paris, anecdotes énigmatiques, voire légèrement fantastiques, telles ces apparitions d’un mystérieux chevalier servant monté sur un scooter et armé d’un parapluie noir, dont on ne saura jamais la véritable identité, et qui appartient peut-être à la police.

 

Car nous sommes dans une société de surveillance (où, du reste, le roman a été interdit). On nous le dit, on en parle même sans arrêt : dans un monde placé sous le signe du bruit, le silence angoisse parce que « Dieu seul sait » ce qu’il cache, « qui nous épie en secret, mène une enquête, prend des notes » ; la langue vietnamienne, « sinueuse, qui ne [suit] aucune règle, qui donn[e] libre cours à l’interprétation », est « aussi dangereuse qu’une bombe à retardement » (et que dirait le père en  apprenant que sa fille « s’est mise à écrire en vietnamien », « peut-être » de la littérature ?). On croise des visiteurs suspects, des personnages inquiétants, tout le monde semble tout savoir sur tout le monde… Cependant, en fin de compte, cela n’a guère de conséquences, et c’est en France que notre amie, après avoir causé un accident de la circulation, passera une nuit en garde à vue.

 

Manière de dire qu’à Paris, où, obéissant encore à son père, dont elle annule ainsi le retour jadis au Vietnam, elle rentrera, rien ne devrait être très différent. On sera, de l’autre côté du miroir, dans un inconfort symétrique. Le seul épisode érotique du récit le disait bien, qui montrait l’héroïne, avant son départ, en compagnie de P dans un restaurant chinois : tandis qu’elle se gavait de « ha kao d’un blanc délicat » et de bo bun, « les doigts avides de P s’activaient sous la table et sous sa jupe, pendant que deux autres clients observaient la scène d’un œil fasciné…

 

Avoir pour de bon deux patries est compliqué, mais ne fait peut-être que révéler un dépaysement essentiel. On n’est jamais de nulle part, au fond. Ce petit livre ironique et discret le rappelle bien, à sa manière – obliquement.

 

P. A.

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