Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
« Elle a fait paraître une quinzaine d’ouvrages de son vivant, sans jamais connaître la consécration », dit la quatrième de couverture, dans une curieuse insistance dont le but est sans doute de mieux annoncer le caractère exceptionnel et méconnu de ce livre, paru en 1987, réédité en 2021, enfin traduit en 2023 – sans que je trouve alors le temps de le lire. Il n’est, dit-on, jamais trop tard.
Trois parties, trois lieux, trois étapes dans la vie de celle qui parle, sans se cacher d’être l’autrice. Le premier de ces longs chapitres, intitulé Le Cercle de lumière, raconte ses années d’enfance, entre 1925 et 1935, à Riga, entre un père juif letton et une mère italienne qui deviendra plus tard une grande traductrice littéraire, de l’allemand et, surtout, du russe. La Pitié et la colère, titre de la deuxième partie, sont les sentiments qui coexistent dans l’esprit de l’adolescente puis de la jeune fille pendant les années de la guerre, en Italie, où, à la séparation de leurs parents, elle et sa sœur ont suivi leur mère. Entre fascisme et résistance, c’est une Italie cependant un peu particulière : Torre Pellice, dans le Piémont, cœur historique du mouvement religieux qu’on appelle vaudois (1). L’écrivaine que sera devenue, bien plus tard, Marina Jarre reviendra à ces souvenirs et à cet ancrage dans un monde italien non catholique, au terme d’une troisième partie, En tant que femme. Elle y parle de Turin, où elle s’est fixée, de son mariage, de ses enfants et… de l’écriture.
Désaccords
Drôle de vie, en somme, placée sous le signe d’un certain morcellement. Entre trois univers successifs, plusieurs langues (l’allemand de l’enfance, l’italien, le français – langue officielle de l’Église évangélique vaudoise –), trois apports religieux différents. Si le judaïsme paternel lui sera toujours étranger, l’influence des « barbes » (2) et de leur foi rugueuse restera toujours déterminante pour Marina Jarre. Quant au catholicisme, considéré par elle avec une sourde méfiance, il n’en était pas moins omniprésent dans le monde où elle a vécu.
Tout cela explique sans doute que le thème de l’étrangeté soit au cœur d’un récit construit sur d’apparentes ruptures, entre courts paragraphes que lie une continuité toujours sous-jacente. Semé de phrases magnifiques et pleines d’oxymores, admirablement rendues par la belle traduction. À propos de sa sœur : « Les yeux fixes, brillants, remplis de férocité et de morgue, elle baignait dans son charme avec une cruauté mêlée de paresse » ; des années de guerre : « Je me rappelle les journées d’automne à Torre Pellice : les aboiements des chiens, le soir, dans les campagnes sombres » ; d’elle-même : « Je façonne dans l’avenir une paresse immobile où plonger comme dans la mer qu’a tiédie le soleil de l’été ».
Phrases souvent énigmatiques, en réponse à l’énigme qu’est, dès le début, le monde pour celle qui dans son enfance avait déjà tant de mal à comprendre « les règles » – « Je ne suis jamais certaine de mes gestes : il n’y a pas d’accord entre l’espace qui m’entoure et moi ». Cette impression d’inadéquation et de décalage ne quittera pas l’adolescente en proie au « désir toujours contrarié d’être identique aux autres », et lisant en cachette les lettres écrites par les adultes dans l’espoir d’y trouver des remarques sur elle qui l’aideraient à y voir plus clair. Car l’étranger, c’est d’abord soi. La jeune fille écrivait dans son journal : « J’ai peur de la femme qui je vais devenir » ; et cette femme, plus tard, constate : « En sautant au-dessus d’une maturité peu goûtée, j’avais atterri non dans la résignation de la vieillesse, mais dans le désordre d’une adolescence artificielle ».
Le Dieu des « barbes » ne renonce pas
Elle est pour elle-même ce « cercle de lumière » où, en même temps, elle se sent enclose, dès l’enfance, quand, « blottie comme une araignée au cœur de [sa] vie, [elle] tiss[ait] autour [d’elle] une toile de protection ». Plus tard le bonheur et le malheur ne seront souvent « qu’une égratignure sur une surface lisse » (« Rien, en réalité, ne pénétrait l’intimité de l’amibe que celle-ci recouvrait »).
Comment, dans ces conditions, s’inscrire dans une histoire commune ou dans le sentiment d’une appartenance ? « Je n’étais pas habituée à l’idée d’appartenir à une famille », dit-elle de l’enfant qu’elle était, tôt éloignée d’un père assassiné par les nazis en 1941, et en proie à la fascination pour une mère admirée et crainte, qui a toujours préféré sa sœur Sisi. Les relations avec elle ne s’apaiseront (plus ou moins) que très tard. Il faudra pour cela que le temps « invers[e] les rôles », faisant de la mère une enfant et de l’ancienne enfant une mère (« Pas la mère, cependant, que j’étais devenue pour mes enfants, mais la mère qu’elle-même avait été (…). Elle redoutait chez moi son propre désamour »).
Il faudra surtout le passage à une forme nouvelle d’écriture. « Le Dieu des "barbes" ne renonce jamais à personne »… L’autrice se laisse convaincre par une amie d’écrire un scénario à partir de l’histoire vaudoise. Comment y parvenir, pourtant, quand elle ne ressent « aucun lien entre [elle] et ce monde qui [lui] reste extérieur » (« Leur histoire ne me précédait pas, je n’en étais pas issue ») ? Oui, mais c’était oublier le « pacte d’infidélité » qui la liait à « ce Dieu tapi dans [son] esprit » tel un « pieu nu, planté profondément dans la surface des ressentiments minoritaires ». Écrire sa propre vie, ce sera retrouver, étrangement, des « pères » devenus proches ; et des parents qui, « fantômes symboliques, l’ont marquée tous deux d’un sceau non direct, non voulu et pas même imprimé par eux ».
P. A.
(1) Rappelons que ledit mouvement, né au XIIe siècle, s’est rallié au XVIe siècle à la Réforme. Souvent persécuté, il a traversé les siècles et s’est implanté dans différentes régions d’Europe et d’Amérique du Sud.
(2) Dans la tradition vaudoise, on appelait les prédicateurs barba, c’est-à-dire oncle. Marina Jarre joue sur le mot.
Illustration : à Torre Pellice, le centre culturel vaudois (https://valpellice.legart.it)