Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Elle s’appelle, de son nom de jeune fille, Edith Steinschreiber. Elle est née en 1931 dans une famille juive de Hongrie. À treize ans, elle est déportée avec toute sa famille à Auschwitz, d’où sa sœur et elle seront transférées à Dachau, puis à Bergen-Belsen, où elles seront libérées par les Alliés. Ensuite elle vivra dans plusieurs pays, fera plusieurs mariages, dont l’un lui laissera un nom qu’elle décidera de garder : Bruck. Elle finit, en 1954, par se fixer à Rome, où elle écrit, traduit, travaille comme scénariste et réalisatrice pour la Rai. Trois recueils de ses poèmes sont disponibles chez Rivages, et plusieurs récits aux Éditions du sous-sol, les uns et les autres déjà traduits par René de Ceccaty.
Ce livre-ci, paru en Italie en 1978, est un peu particulier. En 1960, Gillo Pontecorvo tourne en Yougoslavie Kapò. Le film se déroule dans un camp nazi et a pour héroïnes des déportées, interprétées notamment par Emmanuelle Riva et Susan Strasberg. Il restera célèbre en partie grâce au travelling qui provoquera la fureur de Rivette dans les Cahiers du cinéma. Edith Bruck a été employée sur le tournage comme « consultante historique », Contrechamp, dont le titre italien était Transit, s’inspire de cette expérience.
« Ce n’est pas une promenade… »
Comme Edith, Melinda, la narratrice, est juive et d’origine hongroise. Dans la petite ville près de laquelle le film se tourne, elle est insultée et brutalisée par un commerçant à l’occasion d’une sombre histoire de pantalon. Les vraies raisons de l’agression sont ambiguës. Elle dit en avoir été l’objet « en tant que Hongroise », cependant le journal local soulignera le fait qu’elle est « juive » (et « assurément hystérique »), en ajoutant qu’elle vient d’un « pays de l’Europe de l’Ouest ».
Dépôt de plainte, excuses du chef de la police, qui feint de mener une enquête mais se montre de moins en moins bien disposé : il ne faudrait pas que tout ça nuise à l’image du pays, jamais précisé mais socialiste. En parallèle, une relation se noue entre Melinda et le médecin qui l’a plâtrée, David Davidson, lui-même juif et ancien déporté.
Et puis, bien sûr, il y a le film, sans titre. Melinda montre à « l’actrice française » et à « l’actrice américaine », jamais nommées, « comment elles doivent manger » : « Maintenant, on répète tous ensemble avec madame Melinda. Il faut que vous vous jetiez sur les bidons, ce n’est pas une promenade, vous crevez de faim, compris ? »… Pas de commentaires redondants. Edith Bruck se contente de décrire quelques scènes de tournage. C’est seulement en passant que Melinda avoue se sentir « comme une femme qui braderait, banaliserait, galvauderait sa propre expérience de souffrance ».
Quand elle tente de lui décrire plus explicitement ce qu’était la réalité du camp, « l’actrice américaine » refuse d’écouter, tend « une main pour se faire retoucher les engelures et la tête pour qu’on recolle son faux crâne rasé ». Tout le roman met en scène une dialectique du vrai et du faux : véritable expérience de Melinda et de David, hors champ, mais présente à travers des allusions ; antisémitisme représenté dans le film, antisémitisme actuel et réel du pays de tournage, ou des jeunes gens qui, dans l’avion ramenant Melinda chez elle, à Rome, ont remarqué l’étoile de David qu’elle porte en pendentif ; enfin, empathie surjouée des journalistes qui l’attendent à son arrivée (« Ne vous inquiétez pas (…). Maintenant vous pouvez parler »).
Qu’est-ce qui fait rire ?
Au-delà de l’intérêt documentaire ou historique, cette thématique de l’artifice et de la réalité contribue au climat très particulier d’un récit qui évite tranquillement le réalisme et la volonté de démonstration. C’est l’hiver, le paysage entourant l’hôtel où loge toute l’équipe baigne dans la grisaille et la neige. Chacun, dans sa chambre, tend l’oreille aux bruits de couloir et de salle de bains produits par les autres. Et les entretiens avec le chef de la police ou l’avocat de service installent une ambiance digne de Kafka : « Je suis ici pour savoir laquelle de nos juridictions vous choisissez. Nous en avons trois : procès politique, procès civil et jugement de l’administration militaire régionale »…
L’hommage à l’auteur du Procès est, à l’évidence, significatif et voulu. On est, comme chez lui, dans le comique inquiétant. Si Melinda en vient à avoir « honte de [sa] présence » et à se sentir « assignée à résidence dans un environnement hostile », son alacrité et ses sautes d’humeur maintiennent en permanence une tonalité étrangement dynamique et chargée d’humour froid ou d’ironie discrète.
Il faut insister sur cet usage ostensiblement dérangeant du comique. Car, au plus profond, qu’est-ce en général qui fait rire ? À en croire Freud, la mort et le sexe. Les « cris déchirants » venus pendant la nuit d’une des chambres d’hôtel sont en fin de compte « des cris d’amour », révélation qui déclenche des « éclats de rire tonitruants » parmi les pensionnaires. Et, tout rire mis à part, la sexualité se mêle en permanence ici à l’image de la mort. Après avoir, dans la journée, montré aux actrices comment on mange dans les camps, Melinda, prise, à la vue d’un « petit pain tout frais » sur le plateau de son repas, d’une « grande envie de faire l’amour », le serre entre ses jambes, puis, « épuisée de jouissance, [porte] à [ses] lèvres le pain chaud et humide, qui [sent] la farine et le muguet ». David, ressurgi, comme elle, de l’enfer, a « la peau glacée » et « ses clavicules proéminentes » semblent « deux ailes qui soul[èvent] sa blouse ». Quand Melinda fait l’amour avec lui, « ses os pointus [lui] perc[ent] le bassin »…
Edith Bruck fait le contraire de Kapò : entre tragédie, farce et danse macabre, son récit brillant et troublant parle de l’horreur sans la montrer et, sans le dire, de la mémoire.
P. A.
Illustration : sur le tournage de Kapò (https://www.repubblica.it)