Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Il est mort à quatre-vingt-douze ans en octobre 2024, juste avant que ne paraisse la traduction française de ce dernier roman, publié aux États-Unis, son pays, en 2023… « On ne devrait pas avoir à présenter Robert Coover », dit, dans sa préface, le traducteur, qui compare à Roth et à Pynchon cet écrivain auteur d’innombrables nouvelles et d’une quinzaine de romans, dont Le Bûcher de Times Square (1) reste le plus fameux.
Avouons-le, pourtant, en France, il est aussi et peut-être d’abord connu pour un mince ouvrage culte, La Bonne et son maître (Spanking the Maid) (2), où l’érotisme et le travail du signifiant se marient pour produire cet objet littéraire singulier : un roman fessophile d’avant-garde. On retrouve le goût de l’expérimentation littéraire dans ce Mascarade, auquel convenait mieux son titre original d’Open House. Au dernier étage d’un gratte-ciel se déroule une fête nocturne. Qui la donne ? Comment et pourquoi les nombreux invités s’y retrouvent-ils ? Eux-mêmes se posent ces questions : « Où suis-je ? Aucune idée » ; « Comment je suis arrivé ici, j’en sais trop rien »… À mesure que tous engloutissent force alcool et amuse-gueules, la violence et le sexe se donnent libre cours. Tandis que des convives de plus en plus nombreux sont jetés dans le vide depuis la terrasse ou s’y jettent eux-mêmes, la réalité évoquée se désorganise, l’espace, dont personne ne peut s’échapper, se déforme. Tout s’achève par la danse macabre de corps en voie de décomposition, à laquelle finiront par se joindre tous les personnages.
Vilaines filles et changements de sujet
On pense au Buñuel de L’Ange exterminateur, et les apparitions récurrentes d’une drôle de nonne, allant et venant comme un de ces symboles vides qu’affectionne le surréalisme, pourrait bien constituer une manière de clin d’œil. On est aussi tenté, comme la quatrième de couverture, de qualifier de « carnavalesque et rabelaisien » un récit où se mêlent tous les types de comique (grotesque, farce, humour noir…) et où la chair tient une grande place – le fondement, féminin mais pas seulement, y jouant un rôle important, éventuellement associé au fantasme cher à l’auteur (« Punir les vilaines filles, voilà qui pour moi est bandant comme jamais, surtout quand c’est le gros cul pâle de prêchi-prêcheuses qu’on flagelle »).
Cependant nous ne sommes pas dans un film, nous sommes dans un texte – où le sujet explicite n’est, comme de juste, pas ce qui compte le plus. Nous voyons défiler une bonne trentaine de personnages : barman, musiciens, voyous, pasteur, jeunes filles… Ils circulent, se croisent, certains sont vus de l’extérieur avant de l’être du dedans (ou l’inverse). Car on passe de l’un à l’autre, et on vit la soirée successivement avec chacun d’eux. Mais, c’est là l’important, tous parlent à la première personne. Ils s’expriment dans des styles contrastés : « Ma mémoire part en sucette » / « Peut-être qu’ils entretiennent une liaison, leur attitude relâchée laissant entrevoir une certaine intimité qui ne paraît pas neuve »… Nous glissons d’un je à un je différent, entre deux paragraphes, deux phrases, en cours de phrase, et ce glissement, avec le moment d’incertitude qui l’accompagne, est le vrai centre du récit.
Ruche et métafiction
Celui-ci met avant tout en scène ces flottements de la première personne, que l’on peut interpréter de trois manières au moins. Chacun est pour soi mais tous se fondent au sein du même tout, comme les « abeilles dans leur ruche » qu’évoque la citation de Melville placée en exergue. Allégorie d’une Amérique livrée à la fois au conformisme et à l’égocentrisme, aux pouvoirs de l’argent, à la passion des biens matériels ? Ou peut-être, plutôt, allégorie de la condition humaine sous le règne tout-puissant de la mort ?… Le thème obsédant du vide, dans un récit rythmé par les chutes des uns et des autres du haut du gratte-ciel ou dans la fosse de l’ascenseur, irait dans ce sens.
Mais chez Coover, classé auteur de métafiction, c’est l’interprétation purement littéraire qui doit primer. Vieux musicien dodécaphoniste déplorant le retour d’un tonalisme « dégoulinant de sentimentalité », écrivaine reconnaissant au passage les « archétypes (…) qui dessin[ent] l’intrigue au cœur de bon nombre de [ses] histoires », sans compter un universitaire travaillant sur « l’intelligence en essaim » : autant de vecteurs pour une possible mise en abyme. Surtout, le passage d’un je à l’autre fait surgir, le temps d’un éclair, dans la conscience du lecteur, un troisième je : le je vide de cet être désincarné, le narrateur, en train de changer d’identité et, si l’on peut dire, de contenu. Sa présence clignote ainsi du début à la fin d’un récit dont le vrai sujet devient sa propre écriture en train d’avoir lieu.
Saluons l’artiste !... Voilà une bien brillante et belle manière de quitter la scène.
P. A.
Illustration : Thomas Couture, Les Romains de la décadence, 1847 (https://www.musee-orsay.fr)