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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Les Deux Tilleuls, Francis Grimbert (Arléa)

Sans en avoir l’air, le titre dit presque tout. Les deux tilleuls se dressent au seuil d’une cour de ferme dans les Flandres françaises des années 1960 ; mais un lien mystérieux unit à ces deux arbres, dont les silhouettes résument tout l’environnement de champs et de basses-cours, deux enfants qui vivent là avec leurs parents cultivateurs. Francis, le narrateur, a sept ans, François quatre. C’est leur âge en 1969, lorsque tout bascule : François meurt, renversé par une voiture ; Francis lui survit. Le livre ne raconte rien d’autre.

 

Avant le remembrement

 

Après une brève entrée en matière, c’est l’évocation de l’accident, l’hôpital, le cercueil, le service religieux. C’est, surtout, ce qui vient ensuite : la peine inconsolable de Francis, lequel entreprend aussitôt, en secret, de « reconstituer le début de [leur] histoire » telle qu’elle s’est esquissée entre la ferme, les champs et, brièvement, l’école… « Elle n’est pas extraordinaire et pourtant elle ne ressemble à rien qui ait déjà existé ». Ce travail de mémoire enclenché par le deuil est, déjà, une forme d’écriture : l’enfant interroge les mots (« les choisir, les agencer, ruser avec eux »), apprend à décrypter les signes, tel le « liseré bleu » de l’image mortuaire, « le noir étant réservé aux adultes » (« Comprenez : un enfant, ça ne doit pas mourir »).

 

En fait, un jeu complexe de mémoires empilées s’organise sous nos yeux. Car aux souvenirs de l’enfant juste après la disparition du frère viennent se superposer ceux de l’adolescent qu’il devient (« C’est jour de résultat du bac, mes parents fanent le foin et je m’apprête à les rejoindre […]. Je pense alors à François »). La mémoire de l’adulte, qui écrit le livre réel et se manifeste de temps à autre, vient englober les deux premières. On circule entre ces trois mémoires dans un désordre apparent. La campagne que peint Francis Grimbert est celle d’avant le remembrement, ce n’est pas un hasard s’il y insiste : le principe du morcellement s’impose dans son livre à tous les niveaux. « Mes souvenirs de toi, j’en fais un catalogue », dit-il, s’adressant au petit défunt. Ce catalogue se déroule en courts chapitres eux-mêmes découpés en courts paragraphes, selon le modèle, souvent invoqué, de l’instantané photographique. Et la phrase fait alterner brièveté lapidaire et énumérations : « François et moi savons les trois mares de la surface pâturée qui descend vers la voie ferrée, les haies, les arbres, les ponts et les fourrières de champs, les bas-fonds d’herbe haute, les talus de fossés et les clôtures de fil barbelé »…

 

L’usage de la métonymie

 

On est quelque part entre Ramuz, nommé au passage, et Luc Dietrich. Mais aussi dans un univers où s’affichent délibérément les couleurs simples et vives d’une enfance rurale d’autrefois, avec ses références – « genre Sylvain et Sylvette. Francis et François habitent dans une ferme. Francis et François sont inséparables ». On peut trouver un tout petit peu trop long ce livre court. On peut estimer que Francis Grimbert pousse un peu trop loin l’accumulation des fragments-souvenirs. Mais l’acharnement du narrateur est au cœur même de l’entreprise : tout garder. Et, pour cela, tout dire, c’est-à-dire d’abord tout nommer : les lieux, dont les noms, Saint-Amand, Noteboom, Bailleul, Estaires, Méteren-Le-Doulieu, courent en guirlande d’un bout à l’autre du récit ; les choses, surtout. Celles de la ferme, où jouaient les deux enfants, où le survivant continue de travailler près de ses père et mère, et qui, autour de lui, demeurent inchangées : pommes de terre, semences, fourches, « lames et râpes »… Celles d’une époque, telles ces lunettes de soleil à montures verte ou orange (« Quelqu’un a pensé que c’était rigolo et moderne, ça faisait entrer un peu de la ville et de ses façons dans nos vies paysannes »).

 

Si le souci documentaire ou le folklore rétro n’ont pas leur place ici, c’est que ces objets sont investis d’une mission plus essentielle. « J’aime les détails, même les plus insignifiants », dit le narrateur. La mort de François, c’est « un soulier du dimanche traîn[ant] sur la chaussée, noir, recourbé sous l’effet du choc ». Le chagrin ? « Parfois, on ne peut rien faire et c’est même souvent, on se cogne aux murs des granges, les yeux se posent sur un gros paquet de ficelles à ballot, elles sont pourries et on ne peut plus les utiliser pour faire tenir ensemble ce qui doit l’être ». Tout le livre de Francis Grimbert repose sur un usage de la métonymie : les objets qu’il décrit, les images qu’il fait défiler devant nous, si lumineuses qu’elles soient, désignent la mort. Sa présence muette innerve tout le récit. Elle lui donne, sous les fraîches couleurs de la surface, sa profondeur d’ombre.

 

P. A.

 

Illustration : https://www.jardindesgazelles.fr

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