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Par les temps qui courent, il est des romans biographiques et des biographies, romancées ou non, de toutes sortes. Ce livre-ci, qui n’est pas un roman, propose cependant une variante nouvelle du genre : la biographie d’une légende.
Spécialiste du yiddish, traductrice de Sholem Aleykhem (1), auteure, sous un autre nom, de malicieux romans policiers, Doris Engel a conscience de s’inscrire « dans la tradition juive du commentaire, de l’interprétation et de la réécriture des textes » en s’attaquant à une fiction qui à sa manière s’y inscrit déjà. En effet, née au Moyen-Âge, en des temps d’humiliation et de persécution permanentes, cette « légende de consolation », lointainement inspirée de l’histoire biblique de Joseph et d’abord transmise oralement, donna lieu ensuite à de nombreuses versions écrites.
Une légende, quatre histoires
La trame est toujours à peu près la même. Le fils d’un éminent juif pieux vivant dans un ghetto d’Allemagne (Mayence ou Francfort, c’est selon) est enlevé dans son enfance par des chrétiens qui l’élèvent dans la religion catholique et en font un prêtre. Grâce à son intelligence, il gravit les échelons de la hiérarchie ecclésiastique, jusqu’à accéder au trône de saint Pierre. Il s’arrange alors pour faire venir à Rome, à la tête d’une délégation, qu’il reçoit, son père toujours inconsolable. Seul avec lui, il se fait reconnaître. Puis, peu de temps après, il s’enfuit, retourne au ghetto, fait pénitence, revient à sa religion d’origine.
Doris Engel s’intéresse ici à quatre versions : la première publiée, en 1602, dans un recueil d’histoires destinées essentiellement aux femmes ; celle d’Ayzik Méir Dik, « le premier écrivain yiddish professionnel », parue en 1874 ; deux textes du XXe siècle, enfin, celui que Yekhiel Yeshaye Trunk, auteur d’une œuvre considérable en hébreu et en yiddish, publie en 1961, et celui d’Isaac Bachevis Singer, paru en yiddish en 1943 et en anglais au 1954.
Seule cette dernière version, qu’on trouve en français dans le recueil Le Beau Monsieur de Cracovie (2), ne figure pas dans le volume. Doris Engel en donne un résumé détaillé. Les trois autres sont traduites par ses soins, et toutes sont précédées d’une éclairante introduction. En fin de volume, notre compilatrice-commentatrice rappelle l’existence d’un véritable pape d’origine juive, Petrus Pierlone, élu en 1130 sous le nom d’Anacletus II ; et celle d’Aron Jean-Marie Lustiger, qui, pour ne pas avoir été pape, s’est cependant élevé aux hautes dignités ecclésiastiques que l’on sait.
Figures de pierre et de bois
Doris Engel s’interroge aussi sur le sens et la longévité d’une légende dont elle souligne l’éternelle actualité : « Comment rester juif dans une société non juive ? Comment concilier la pratique et l’idéologie juives avec la vie en société ? » Mais, au-delà de la communauté juive, par-delà l’intérêt historique, sociologique et religieux, ce livre est aussi un ouvrage littéraire. Lequel se fonde sur une manière de gageure : raconter quatre fois la même histoire, est-ce bien raisonnable ? Seulement est-ce bien la même histoire ? Du récit de 1601, axé avant tout sur la distraction et l’édification de la lectrice, au texte du « rationaliste » Dik, il y a un monde.
Dans ce dernier récit, l’optimisme des Lumières se donne libre cours : « Ma chère lectrice, pour que tu comprennes bien la chance que tu as de vivre dans [notre] heureuse époque (…), nous allons te raconter une histoire qui s’est passée il y a plusieurs siècles, ce qui te permettra de bien te rendre compte de ce qu’étaient ces temps durs et sauvages »… À l’inverse, écrivant après la Shoah, Trunk installe d’emblée son récit dans une tout autre tonalité : « Nos sages ont dit : "Les malheurs des juifs sont éternels comme le monde". Ils savaient ce qu'ils disaient ». Et ses belles descriptions de Rome à la Renaissance, pleine « de figures fantastiques et de masques de pierre » dont les gueules semblent « cri[er] et rug[ir] avec des voix d’eau », confirment ce climat inquiétant. Quant à Singer, par son « traitement ironique et iconoclaste » de la légende, où il introduit le diable lui-même, il s’affranchit d’une tradition pour s’inscrire dans une autre, celle du fantastique et du second degré propres à la littérature d’Europe centrale.
Lire les quatre versions, c’est donc parcourir toute l’histoire du judaïsme européen. Sauf dans la dernière, d’où il est totalement absent, un élément de l’intrigue joue toujours un rôle clé : les échecs. Reb Shimen, le père du pape, doit une part de son renom auprès des chrétiens comme des juifs à sa maîtrise exceptionnelle du jeu : « Il connaissait des coups si secrets et si ingénieux que personne n’était capable de les parer » (Dik). Et c’est justement en jouant, lors d’une partie avec lui, un de ces coups, enseigné à lui seul, que son fils se fera reconnaître. Cette insistance sur le motif des échecs n’est pas fortuite. Trank nous incite à y voir ce qu’il appelle « une allégorie » : les juifs n’ont pas d’armes, « leurs armées [ne sont] que des figures de bois ». Cependant, « avec ces armées, ils ont souvent combattu les princes et les patriciens de Francfort-sur-le-Main » et les ont souvent « battus ». Ces victoires symboliques ne renvoient-elles pas aussi à celles qui se remportent sur le papier ? Les échecs ne constituent-ils pas la mise en abyme de la légende du « pape juif », toutes versions confondues ?
P. A.
Illustration : Diego Velasquez, La Tunique de Jacob, 1630,détail