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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Les Terres indomptées, Lauren Groff, traduit de l’anglais par Carine Chichereau (L’Olivier)

« À travers une fente de la haute palissade noire », une jeune fille se faufile « jusques aux vastes, jusques aux terribles terres sauvages ». Nous nous faufilons avec elle et, dès lors, nous ne la quitterons plus, emportés sur plus de deux cent cinquante pages par le mouvement qui l’habite, toute de vitalité opiniâtre (« Plus vite, ma fille, se disait-elle […]. Dans la nuit elle courait, courait »).

 

Dès ces premiers paragraphes, l’essentiel de ce qu’il y a à savoir sur elle nous est donné, au fil de détails semés avec art dans le cours de l’action. On est au XVIIe siècle. « La fille » laisse derrière elle un fort abritant une petite colonie anglaise, quelque part en Amérique du Nord. C’est une servante. Elle fuit la famine, et sans doute d’autres horreurs. On retrouve pratiquement les données de base qui sont celles du Prêtre et le Braconnier, roman de Benjamin Myers (1) dont j’ai parlé récemment. Mais quand la jeune héroïne de l’écrivain britannique avançait, traquée par le duo du titre, dans les collines sauvages du nord de l’Angleterre, celle de la romancière américaine s’enfonce dans un monde neuf, où « il n’y a rien, hormis les terres, la glèbe et les montagnes et les arbres qui ne connaissent point d’histoire ». Quant au soldat envoyé sur ses traces, il se perdra bien vite en chemin. Rien ne nous occupera donc hors la course de cette énergique créature de dix-sept ans à travers une nature quasi infinie, radicalement étrangère, le second grand personnage du récit.

 

Ligne droite et retours en arrière

 

Rien, ou presque… Lauren Groff, déjà bien connue par Les Furies et Matrix (2), tisse, selon une recette qui commence d’être éprouvée, mais avec adresse, les trois fils du nature writing, du récit féministe et du roman historique. Si la narration épouse, pour l’essentiel, la chronologie et les étapes d’une fuite en avant, des souvenirs viennent visiter la marcheuse et entrecouper le récit d’analepses. Notre amie s’appelle Lamentations, nom qu’on lui a donnée à l’asile des pauvres, où elle a grandi, peut-être à Londres, avant d’être vendue à « la maîtresse ». Celle-ci en a fait sa compagne de jeu, « la bouffonne » qui amusait ses amis riches et cultivés, et lui a confié sa fille, « la petite Bess », dont « l’esprit [est] resté en enfance lors même que son corps grandissait ». Puis, un jour, le second mari de la maîtresse, « le révérend », a décidé de s’embarquer avec toute sa famille pour le Nouveau Monde, où il espérait faire fortune. Après le long voyage, dont l’évocation nous vaut un magnifique récit de tempête en mer, ç’a été l’arrivée dans le fort du début. On apprendra les raisons exactes pour lesquelles l'adolescente, munie de quelques objets tels que couteau, hachette et silex permettant d'allumer du feu, s'en est enfuie.

 

Ces retours en arrière esquissent une peinture apocalyptique de l’Angleterre puritaine, de la conquête de l’Amérique, et du sort des femmes, surtout pauvres (laquelle « n’a pas éprouvé en s’en allant par une rue obscure, ou bien sur un sentier au fin fond des campagnes, les fantasmes brutaux d’un homme qui l’épie, tapi dans l’ombre ? »). Le roman se construit dans une constante tension entre le passé du personnage et un présent dominé par le souci de l’avenir le plus immédiat. Car ce texte est avant tout un splendide récit de survie. On pense au London de Construire un feu, voire à Defoe, Lamentations faisant presque figure, avec son astuce empirique et son intelligence des choses, de nouveau Robinson, dans son île aux dimensions d’un continent, où les autochtones demeurent quasiment invisibles et les animaux curieusement peu agressifs.

 

Être au monde

 

Son rapport à la nature est double. Il s’agit d’abord pour elle non de la vaincre mais de s’y inscrire en apprenant à l’utiliser, en y trouvant de la nourriture et la matière de possibles ustensiles, la transformant ainsi en un monde où pouvoir être. Mais il y  a aussi  des moments de recul, quand le point de vue interne cède la place à l’omniscient (« Lorsqu’elle passa, tous les chiens […] se concentrèrent, écoutant le mouvement de la fille à l’orée de leur royaume… »), ou quand l’héroïne elle-même, s’extrayant de son immersion dans les choses, voit celles-ci lui apparaître dans leur singularité (« Alors […] elle vit ce que toutes ses souffrances l’empêchaient de voir jusques-là, que c’était une journée ensoleillée, au ciel d’azur, et qu’au bout des branches éclosaient les toutes premières  fleurs… »).

 

Le contact avec l’univers naturel tel qu’il se donne à saisir dans ces moments-là prend à son tour deux formes différentes, résumées par l’ambivalence des fantasmes de dévoration qui hantent le personnage. Celui-ci, sous l’effet de la faim ou dans ses cauchemars, voit « des vautours faits de nuit, des flaques de ténèbres (…) qui grossiss[ent] (…) et descend[ent] sur elle avec des griffes et des visages hurlants ». Mais, envisageant la possibilité de sa noyade, elle s’imagine avec un certain plaisir dévorée par de « gros poissons » et entrant dans le « cercle » d’« une existence ne s’achevant pas là où commenc[ent] les autres ». À l’occasion, elle « se [sent] devenir arbre ». Et son rêve de fusion avec le monde extérieur semble se réaliser dans le très beau passage où, voyant, dans l’eau d’un fleuve, un poisson bien réel l’observer, il lui semble « voir bouger quelque chose » à l’intérieur d’elle-même, « sous le manteau gris de son moi quotidien ».

 

Cette subtile dialectique de l’action et de la contemplation, de l’assimilation et de la distance, est le cœur du récit. On peut regretter que celui-ci se prolonge un tout petit peu trop, que la communion, le lyrisme et l’hymne à la nature l’emportent dans les derniers chapitres, lesquels viennent mettre à mal l’équilibre merveilleusement maintenu dans la plus grande partie du roman. Celui-ci n’abandonne pourtant jamais sa radicalité fondamentale : des péripéties, mais pas de coup de théâtre ; on ne déviera pas de la ligne tracée dès la première page, tendue vers un point qui se dérobe, et se perdant dans l’espace ouvert. Son mouvement est celui d’une écriture admirable d’efficacité en dépit ou à cause des archaïsmes dont elle s’orne, rendue par une traduction dont quelques singularités dans les formes verbales ne suffisent pas à ternir le brio. Aucun doute : on est ici dans la catégorie des grands livres.

 

P. A.

 

  1. Seuil, 2024, voir ici
  2. L’Olivier, 2017 et 2022

 

Illustration : dans les forêts de Virginie... (https://fr.wikipedia.org)

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