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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Le Prêtre et le Braconnier, Benjamin Myers, traduit de l’anglais par Clément Baude (Seuil)

www.lookphotos.comNé en 1976, l’écrivain britannique Benjamin Myers a fondé, à quinze ans, un groupe de rock tendance punk, puis, plus tard, a été membre du mouvement littéraire des Brutalists (ça fait peur), et a publié, parmi bien d’autres livres, en 2014 ce Beastings moins rudement intitulé en français Le Prêtre et le Braconnier. Pour toutes ces raisons peut-être, le roman, qui vient seulement d’être traduit, est déjà étiqueté çà et là « fable gothique ».

 

Gothique ?... Ni ruines ni cryptes ni châteaux, pas de fantastique macabre ou de surnaturel. D’ailleurs, quand est-ce que ça se passe ? Il y a des « fusées éclairantes », « l’électricité », des « panneaux routiers », des « stylos » et même des Gauloises bleues. Mais pas de téléphone ni, à ce qu’il semble, de véhicules à moteur, et on discute encore ferme de Darwin, dont on sait qu’il publia L’Origine des espèces en 1859. Enfin, quelles qu’aient pu être encore récemment les déviances de l’Église catholique (ou, ici, anglicane ?... on ne sait pas), l’atmosphère générale est tout de même plutôt victorienne.

 

« La fille », « le bébé » et le duo comique

 

« La fille », « simplette » et, selon toute apparence, muette, a été soustraite dès son plus jeune âge à une famille dans laquelle elle subissait des abus. On l’a confiée aux sœurs de St Mary’s, institution où son existence reste, dans sa mémoire, « définie par quelques symboles – le savon et les cicatrices et la tinette ; les seaux et les coups et le Livre ». Sans parler de « choses si indicibles qu’elles se confond[ent] avec ses cauchemars ». « Adulte » ou à peu près, elle a été placée chez un couple qui la traite à peine mieux. Mais il y a « le bébé », qui indiffère le père, dont la mère, malade, ne s’occupe pas, et auquel elle s’est attachée. Elle s’enfuit en l’emportant, à travers les fells, ces collines couvertes de landes caractéristiques du Lake District, dans le nord de l’Angleterre, décor privilégié des fictions de Benjamin Myers.

 

À sa poursuite, deux hommes : « le Prêtre », qui s’est adjoint les services du « Braconnier » et de son chien. Ces deux personnages constituent, en tout cas pendant une bonne partie du récit, un duo comique. L’homme des bois, sceptique et rusé, et l’ecclésiastique méprisant, que l’usage intensif d’une poudre pharmaceutique à base de « noix de cola et de feuilles de coca » maintient en permanence dans un état d’exaltation frôlant le délire, devisent en marchant : « – Il paraît que la science remplacera la religion. Vous en pensez quoi vous ? – (…) Est-ce que je vous fais l’impression d’être darwiniste ? »

 

Cependant le Braconnier a vite des doutes sur les motivations du Prêtre : « Je trouve que vous vous donnez beaucoup de peine… Vous vous en moquez de cet enfant (…). Ce n’est pas le fond du problème si ? » De fait, les « bruits qui courent » à propos des « choses scandaleuses » qui adviendraient entre le religieux et les jeunes pensionnaires de St Mary’s ne sont que trop fondés. S’il a « choisi » en particulier la jeune évadée, c’est parce qu’elle n’était pas censée parler et ne risquait pas de se rendre « coupable de médisances et de rumeurs ». Mais par la suite il a compris que ce n’était pas si simple et que la fille devait « être stoppée contenue enfermée ».

 

Un lieu à soi

 

Ce personnage maléfique, « pâle et crispé », avec ses yeux noirs, sa cruauté et sa cape, pourrait effectivement sortir d’un roman gothique. Et la montée dramatique qui occupe le dernier quart de ce roman-ci s’accompagnera bien d’un crescendo dans l’horreur, qui lui fait au demeurant perdre une part de son intérêt. La plus grande partie du texte tire en effet sa force du fait de rester au bord du conte – gothique ou non. On est essentiellement dans le monde de « la fille », un univers manichéen où le surnaturel biblique semble toujours prêt à surgir – « Une fois qu’ils auraient atteint l’eau ils la traverseraient. Ou peut-être qu’elle se séparerait devant eux. C’était probablement ce qui se passerait ». Et sous l’effet des hallucinations causées par la faim cet univers prendra des aspects fantastiques, « octogone lumineux » du feu ou « créatures de verre de la noire nuit noire »…

 

Les passages consacrés aux deux poursuivants et ceux où nous sommes seuls avec la fugitive alternent et s’opposent : d’un côté les jeux de la parole, hargneuse ou matoise ; de l’autre, le monde du silence, où les gestes, les rares objets, le corps, avec ses souffrances et ses odeurs, prennent toute la place. Avec « la fille » on est dans l’intimité extrême, la proximité la plus étroite à soi – mais un soi matériel et plongé dans la nature. Classé parmi les adeptes du Landscape Writing, l’auteur fait surgir sous nos yeux des paysages de landes, de bois et d’eau, « immenses gorges », « combes », « vallons », fougères où le vent court. C’est cependant surtout le rapport de son héroïne à l’environnement naturel qu’il explore, au gré d’une prose hypnotique, qui s’affranchit souvent de la virgule pour mieux dire le mouvement de la marche et des pentes. « La fille » croit parfois « fai[re] partie des pierres et de l’eau et du fell et des étoiles ». « Tandis qu’elle parcou[rt] cette contrée sauvage [elle sent] la contrée la parcourir. Elle en [est] le filtre ».

 

Plus tard, affamée, épuisée, il lui semblera au contraire que « tout [est] ligué contre elle », avant qu’elle ne retrouve au moment crucial le contact avec une nature bienveillante et secourable. Au cours de son périple elle évolue, commence « à nourrir des pensées originales (…) qui se développ[ent] librement sans que les Sœurs interviennent pour la traiter de pécheresse ». Le regard des autres change, aussi, et le Braconnier arrivera à la conclusion qu’elle « n’est pas bête du tout » et qu’elle a « du cran ». Ce récit étrangement initiatique est l’histoire d’une libération. Malgré la violence et l’ambiguïté de son dénouement, il dit la victoire de celle qui s’acharne à chercher et trouver pour elle un lieu possible.

 

P. A.

 

Illustration : dans le Lake District

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