Eklablog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Fracassé, Hanif Kureishi, traduit de l’anglais par Florence Cabaret (Bourgois)

Il est le scénariste de My Beautiful Laundrette (1), mais aussi le romancier du Bouddha de banlieue (2), où il raconte l’adolescence, entre racisme ambiant et entrée dans la vie, d’un jeune « paki » londonien des années 1970 qui lui ressemble.  Avec ce livre-ci, il passe à une autofiction sans fiction, hélas… Fin 2022, alors qu’il est à Rome chez sa compagne italienne, Isabella, Hanif Kureishi est victime d’une attaque qui le laisse tétraplégique. Dans cet état, il commence sans désemparer le récit qui paraît aujourd’hui en français, et dont le matériau de départ est constitué de « dépêches » dictées à sa compagne ou à ses fils. De décembre 2022 à décembre 2023, en passant par deux hôpitaux italiens et trois hôpitaux britanniques, on y verra l’auteur-narrateur découvrir et explorer sa nouvelle condition.

 

Limbes et corps étranger

 

C’est une espèce de livre posthume. Lisant les articles parus sur lui après son accident, Hanif Kureishi a l’impression, dit-il, de « découvrir la couverture médiatique de sa propre mort ». C’est qu’il nous parle depuis des « limbes » inconnus des gens bien portants… Y accéder, c’est, comme mourir, rencontrer le non-sens du hasard absolu, tant il est vrai que les événements comme celui qu’il a vécu sont « des pépins aléatoires (…). Sans explication. Sans personne à incriminer ». Au-delà de ce seuil initiatique, on se trouve dans un monde nouveau.

 

Et, d’abord, dans un corps nouveau. Les mains sont devenues « des objets étrangers », qui, enfouis « sous les draps », « pourraient très bien être dans un autre bâtiment, en train de prendre un verre avec des amis ». De façon générale, en dessous des épaules, plus rien n’est contrôlable ni même vraiment perceptible. La vie sexuelle, cette « boussole qui vous a activement orienté, affligé et hanté depuis l’adolescence », a disparu. On a « l’impression (…) d’être un personnage d’Edgar Allan Poe, enterré dans [son] pauvre corps ». Ce corps devenu autre est livré à autrui, dont il dépend entièrement. « Se faire gratter (…) est toute une affaire ». Quant au rectum, sur lequel notre narrateur s’attarde souvent, il l’a « renommé » « la Route 66 »…

 

Aux mains des autres

 

Ces autres envahissants et indispensables sont parfois source d’agacement, mais deviennent aussi l’objet d’une attention nouvelle. Non seulement parce que, depuis l’événement qui a bouleversé sa vie, notre homme, incapable de lire ou d’écrire, « dialogue énormément » avec soignants et visiteurs, mais aussi parce qu’une situation comme la sienne, « où la vulnérabilité est tellement incontournable », « touche » et « révèle » en autrui de mystérieuses profondeurs. « Je me demande qui je suis pour chacun », s’interroge l’homme immobile.

 

Car, bien sûr, c’est aussi le rapport à soi qui est affecté. « Paki, écrivain, infirme : qui suis-je maintenant ? » Le monde « s’est rétréci en même temps qu’il s’est agrandi », et, étrangement, l’« infirme » se sent « plus puissant » qu’avant : « Être souffrant, c’est exercer une emprise sur son entourage »… On se tromperait en croyant que Hanif Kureishi s’acharne, conformément à une idéologie dont il est loin de partager la niaiserie, à positiver. Il ne cache rien des périodes d’accablement ni des pensées suicidaires. Mais pas d’attendrissement sur soi, pas de sentimentalité : le désespoir est battu en brèche par l’humour. « Depuis que je me suis transformé en légume, je n’ai jamais été aussi occupé », « se retrouver paralysé est une bonne façon de faire de nouvelles rencontres »… Tout en moquant l’optimisme de commande et le déni volontariste, celui qui parle ici prend appui sur l’étrangeté même de sa situation pour faire une force de sa nouvelle distance avec lui-même.

 

Sexe, drogue et littérature

 

Et avec son passé : dans l’inaction, la mémoire s’impose. Kureishi construit aussi une autobiographie fragmentée : ses parents, son enfance dans un environnement extérieur hostile, son adolescence – « J’ai eu la chance, quand j’avais une quinzaine d’années, de découvrir l’écriture et la littérature, la pornographie et les drogues à peu près en même temps ». Car son adolescence, c’est toute une époque : le Londres des années 1970, où soufflait un vent de liberté, loin de la « nouvelle ère de censure et d’autocensure » que nous connaissons aujourd’hui. Un vent qui soufflait toujours quand l’homme de My Beautiful Laundrette et du Bouddha… commença une carrière qu’il évoque ici à travers de multiples anecdotes mettant en scène Beckett, Peter O’Toole, le grand ami Salman Rushdie, bien d’autres.

 

De cette vie réduite à un quasi-trépas surgit un livre plein de vie, foisonnant, démultiplié : récit, essai, tableau d’époque… Et, bien sûr, autoportrait en écrivain, avec conseils aux romanciers débutants, exemples pratiques tirés de l’expérience du locuteur ou réflexions sur la meilleure façon de « raconter des scènes de sexe ». Hanif Kureishi, « fracassé », nous livre, en plus de tout le reste, son art poétique.

 

P. A.

 

  1. Film de Stephen Frears, 1984
  2. Bourgois, 1991

 

Illustration : Le Puits et le pendule, d'Edgar Poe, gravure de Ferat, 1884 (fr.wikisource.org)

Retour à l'accueil
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article