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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Un docteur irréprochable, Damon Galgut, traduit de l’anglais par Hélène Papot (L’Olivier)

Les Éditions de l’Olivier ont publié quatre autres romans (1) de cet écrivain, célèbre en son pays et au-delà. Celui-ci, paru en 2003 en Afrique du Sud, en France deux ans plus tard, les avait précédés. Il a été repris dans la collection de poche de la maison (La Bibliothèque de L’Olivier) en 2023.

 

Qui est le Good Doctor du titre en langue anglaise ? À première vue et sans hésitation, il se nomme Laurence. Le narrateur, Frank, médecin lui aussi, le voit arriver dans l’hôpital où il travaille, partager sa chambre et, très vite, prétendre à son amitié. L’hôpital est un peu spécial… Créé du temps où le gouvernement de l’apartheid avait fait de la région un « homeland » prétendument autonome, il est à demi abandonné depuis le changement de régime. Sept personnes, cuisiniers compris, hantent des lieux quasi vides où ne se présentent que peu de patients. Mais Laurence a voulu être affecté là, car il a de grandes idées : accomplir « un geste symbolique fort », « changer les choses »…

 

Sans reproche ?

 

Le roman est l’histoire des changements que ce personnage naïf apporte, en effet, par sa seule présence. Changements en apparence positifs : son idée de créer un dispensaire itinérant dans les villages des alentours remporte d’abord un franc succès et transforme l’atmosphère au départ lugubre de l’hôpital. Mais, petit à petit, sans qu’il en soit complètement responsable, une suite de dérèglements vont se produire, lesquels mèneront, au terme d’une montée progressive de la tension, à une catastrophe.

 

Était-ce alors bien lui le « docteur irréprochable » ? Était-ce plutôt Frank, qui nous parle ? C’est en tout cas ce dernier, indéniablement, le vrai héros – si le terme a ici un sens. Les bouleversements suscités par l’arrivée de Laurence ont d’abord lieu en lui. Et tous correspondent au réveil et à l’intensification, en lui, d’une conviction bien ancrée d’être coupable. Le livre de l’écrivain sud-africain est un grand roman de la culpabilité, et de la peur, qui l’accompagne.

 

Frank est « dérangé » par le dévouement et l’implication de son jeune confrère. « L’engagement et les efforts de Laurence révèl[ent] une lacune chez [lui] ». Cependant ils révèlent surtout le souvenir de fautes plus anciennes : la lâcheté dont il a fait preuve quand, durant son service militaire, au temps de l’apartheid, son supérieur lui a demandé de maintenir en vie pour un peu de temps encore un prisonnier qu’on torturait ; le tort d’avoir pour père un médecin prestigieux, créateur de « lotions destinées (…) à éclaircir la peau des Noirs » ; et, en même temps, de n’avoir jamais réussi à faire la même carrière que ce brillant géniteur.

 

La présence des arbres

 

Depuis que Laurence est arrivé, Frank a le sentiment « que quelqu’un [a] percé du doigt un coin fragile de la toile de [son] passé et regard[e] par le trou ». Cette étrange impression revient à plusieurs reprises dans le récit, toujours associée à la même situation de solitude dans des lieux déserts : « Je me sentais observé. Les arbres m’entouraient de leur présence obscure et énigmatique, les rochers se gonflaient d’une difficile vie intérieure » ; « La nuit avait quelque chose d’une lentille sous laquelle le moindre de mes mouvements se trouvait grossi pour le compte de quelque œil énorme »…

 

S’il y a du Camus dans ce livre où rôde le sentiment de l’absurde, accentué par l’enchaînement de hasards apparents et de gestes à demi voulus, c’est un Camus bien moins démonstratif que l’original, et plus sombre – tant par le pessimisme que par le sens du mystère. Certes, la dimension historico-politique est indubitable. Au cœur du problème, il y a bien l’Afrique du Sud, sa présence « malveillante mais amusée » (« Quelque chose que ce pays avait érigé entre lui et moi, issu d’une conjuration de ruine et de sauvagerie »). En retournant obstinément chez Maria, sa maîtresse noire, Frank a l’impression de « frapp[er], encore et toujours, à [une] lourde porte de bois » qui restera toujours close.

 

Pourtant nous sommes dans un roman d’atmosphère et non pas d’idées. C’est sa force. La nuit menace toujours de s’y ouvrir au surnaturel, et la nature y est habitée de figures animales inquiétantes. Tout le récit baigne dans une obsédante atmosphère de désolation. Dans les couloirs de l’hôpital, « les portes s’ouvr[ent] sur des salles désertes, des rangées de lits vides et fantomatiques ». Dans la petite ville voisine, aucune présence humaine visible, mais « les mauvaises herbes dans les jointures des trottoirs », « les devantures aveugles des boutiques vides », « la peinture écaillée, rongée par l’humidité et les moisissures »… Dans des lieux pareils on oublie où l’on est. On est au pays de l’étrangeté au monde, et de l’angoisse d’en faire malgré tout irrémédiablement partie.

 

P.  A.

 

(1) L’Imposteur (2010), Dans une chambre inconnue (2013), L’Été arctique (2016) et La Promesse (2022)

 

Illustration : en Afrique du Sud (https://fr.123rf.com)

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