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Classique. C’est le mot qui vient à l’esprit tout de suite. Dans son meilleur sens, est-on tenté d’ajouter. Mais, se demande-t-on aussitôt, qu’entend-on vraiment par là ?
Certes, Karel Shoeman peut sans doute être considéré comme un classique : né en 1939, mort en 2017, auteur de quatorze romans dont En étrange pays (Laffont, 1992), on le range parmi les grands écrivains sud-africains de langue afrikaans. Mais ce livre, un des derniers de l’auteur, paru en 2014, n’est pas si ancien. Est-ce la proximité de la mort qui l’imprègne d’une sorte de sérénité mélancolique ? Plus sûrement, l’impression de classicisme tient avant tout à l’écriture, limpide, musicale, admirablement restituée par la traduction de Pierre-Marie Finkelstein. Et puis, de façon générale, il y a là une certaine forme de simplicité, une manière d’allier sans effort apparent transparence et profondeur.
La musique et les lieux
La simplicité est d’abord celle du récit proprement dit. Au moment de prendre sa retraite au cœur d’une Afrique du Sud où « tout change », dans « [sa] maison au bord de la mer », avec « [ses] livres, [son] vin », Nicholaas rencontre à Londres, sans doute pour la dernière fois, Prudence, qui travaille dans une association d’aide aux réfugiés. Ils évoquent des souvenirs, parlent de gens que nous ne connaissons pas, et ce début énigmatique installe un climat de nostalgie inexpliqué. Nous voilà prêts pour le long retour en arrière qui va constituer l’essentiel du roman, et ressuscitera un lumineux été à la veille de la Seconde Guerre mondiale, dans l’aristocratique propriété des Chalmers, où le jeune Sud-Africain, étudiant à Oxford, avait été invité par son condisciple Robert, fils de la maison. Prudence était la sœur, alors adolescente, de ce dernier. En proie à la fascination devant un monde merveilleux et inconnu où il tâtonne « tel un aveugle pour s’orienter », Nicholaas vivra tout son séjour comme l’initiation à quelque chose qu’il aurait pourtant du mal à définir exactement. Et c’est tout.
Il y aura un orage, un bal, des promenades, des conversations mondaines, d’autres qui le seront moins, lorsque Gerda, jeune aristocrate prussienne issue d’une famille anti-nazie, aura rejoint à son tour le domaine. Plus tard, à la veille de son retour au pays natal, Nicholaas aura avec elle une dernière entrevue, faisant pendant à celle qui, avec Prudence, ouvrait le roman. Ce parallélisme révèle une construction presque insensible, et plus musicale qu’architecturale, les mouvements s’enchaînant comme ceux du trio de Schubert écouté un soir chez des amis des Chalmers, musique « inaltérable et pleine d’assurance », garantie « que la vie continue » et qu’il n’y a « aucune raison d’avoir peur ». La dimension symbolique prêtée ici aux sons est plus souvent attribuée aux lieux, dont celui dont on parlera si peu : l’Afrique du Sud, ce pays lointain, tourné vers l’avenir, d’où vient le jeune étranger « trop sérieux et trop poli », issu d’un milieu social moins brillant. La distance qui le sépare de ses hôtes n’est cependant pas seulement sociale ou culturelle. Elle exprime une attitude face au monde.
« Le cadeau mystérieux »
Un débat traverse en effet le livre, qui répartit les personnages en deux camps : ceux qui, face à la guerre d’Espagne et à l’installation du nazisme en Allemagne, estiment qu’on n’a « pas le droit de rester neutre ni de fermer les yeux », et ceux qui agissent « comme si le reste du monde n’existait pas ». L’Angleterre, le mode de vie incarné par les Chalmers, sont l’image de cette « totale autarcie », déjà « condamnée comme Tyr et Ninive ». Car une atmosphère d’imminence hante le récit, avec la certitude de vivre le « dernier été de paix ». Mais retrait et désengagement sont aussi une inclination psychologique : « Il y a (…) des gens qui ne sont pas tout le temps en train de faire quelque chose – des gens qui regardent, qui écoutent, qui observent ; des gens qui plus tard se souviendront ». Telles semblent être la destinée et peut-être la mission de Nicholaas.
Nous sommes dans un roman du regard. Et on ne compte pas les moments où le héros, debout sur un seuil ou en haut d’un escalier, contemple… quoi ? Les rituels d’un monde où les jeunes filles sont « présentée[s] à la cour », bien sûr. Mais, surtout, la beauté des lieux. Du jardin du titre, métaphore d’un « pays si beau », hommage discrètement ironique à Kipling (« Our England is a garden… »). Et aussi, et surtout, jardin bien réel, « sommeill[ant] dans la chaleur de l’après-midi », quand « les abeilles bourdonn[ent] » et que résonne « le bruit de la balle contre les raquettes ». On pense au Messager (1), l’admirable roman de Hartley. Mais pas d’amours ici, illégitimes ou non. Prudence et Gerda hantent le roman comme des ombres gracieuses, pourtant, si elles ont représenté pour le héros plus que l’incarnation d’une saison singulière, cela restera dans le non-dit, et peut-être le non-perçu.
La mélancolie rétrospective imprégnant un passé revu des années plus tard est déjà étrangement présente au moment où celui-ci a été vécu. Le « sentiment de perte », l’impression de « vivre quelque chose » qui lui restera toujours incompréhensible habitent Nicholaas dès le départ. C’est qu’au-delà de toute signification historique ou philosophique, il y a le suspens miraculeux d’un bel été, le mystère du temps… C’est là peut-être le « joyau », le « cadeau mystérieux » que le héros n’a pas su saisir. Il rayonne au cœur du livre.
P. A.
(1) Voir ici