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Le Messager, L. P. Hartley, traduit de l’anglais par Denis Morrens et Andrée Martinerie (Belfond [vintage])
Pour moi, c’était un film de Losey. Que je n’ai pas revu, je l’avoue, depuis l’année de sa sortie (1970), et qui ne m’a laissé, je l’avoue aussi, qu’un souvenir très vague. J’ignorais (que d’aveux !) que c’était aussi un roman admirable, œuvre d’un auteur passablement singulier. Leslie Poles Hartley (1895-1972) était l’ami de Huxley, mais l’ennemi de Virginia Woolf. Il était également hypocondriaque, sans relations féminines connues, sauf amicales, et sans qu’on soit sûr pour autant qu’il ait eu d’autres attirances. Il écrivit bien des articles, des nouvelles et des romans, parmi lesquels The Go-Between fut son plus grand succès. Paru en 1953, traduit aussitôt en maintes langues, dont, en 1955, le français. C’est cette (très belle) traduction que Belfond réédite aujourd’hui.
L’intrigue est connue… On est en 1900. Léon Colston, 13 ans, enfant de la bonne bourgeoisie, est invité par un condisciple plus fortuné à passer l’été au château de Brandham Hall. La fille de la maison, Marian, est promise à lord Trimingham, lequel a été défiguré par une blessure reçue pendant la guerre contre les Boers. Mais elle vit en secret un amour passionné et réciproque pour le fermier Ted Burgess. Léon se voit chargé par eux de porter les messages dans lesquels ils disent leur passion et organisent leurs rendez-vous.
Un bel été
Comment, d’une situation somme toute aussi simple, l’écrivain anglais tire-t-il 400 pages qu’on dévore, dans un perpétuel éblouissement ? Il y va peut-être d’abord de la lumière, justement : lumière d’un été exceptionnel, qui baigne des lieux immédiatement et intensément présents, cadre d’un rituel social si souvent montré mais qui, comme le match de cricket qui le résume et le couronne, prend ici les allures fascinantes d’un « ballet sur un fond d’arbres sombres, où des personnages vêtus de blanc se détachent et se meuvent à un rythme si subtil que les sens ont peine à le saisir ».
Cependant, l’éblouissement est avant tout celui de Léon. À Brandham Hall, le jeune héros-narrateur est en permanence plongé dans « une impression générale de bien-être qui sembl[e] monter en [lui] jusqu’à déborder, comme le vin dans un verre ». Et le roman doit beaucoup au dispositif grâce auquel le narrateur restitue le point de vue de l’enfant sans y adhérer complètement ni le surplomber à proprement parler. Au début, on voit Colston vieilli retrouver son journal de cette année-là, et décider enfin d’affronter les souvenirs qu’il éveille en lui. Et, dès lors, ce qu’on aurait appelé autrefois la focalisation par derrière prédomine. L’auteur en tire des effets qui vont du simple suspense à un jeu subtil avec la mémoire, le secret, l’oubli plus ou moins volontaire : « Les souvenirs ensevelis de Brandham Hall apparaissent comme un clair-obscur, taches d’ombre et de lumière que je dois faire un effort pour colorer ».
Parmi les dieux
L’ambiguïté est permanente, car l’incompréhension de l’enfant d’autrefois n’est jamais totalement dissipée. Pour le Léon d’alors, tout était magique et, pour ainsi dire, mythique : les habitants du manoir étaient des « êtres éblouissants », pratiquement égaux « aux personnages à peine plus augustes, à peine plus irréels, du zodiaque » ; Marian était tantôt le signe de la Vierge, tantôt « la vierge Marian de la forêt de Robin des Bois », tantôt une « fée » ; le beau temps et la chaleur inhabituels tenaient du « miracle » ; Léon lui-même était Mercure, à la fois « la plus petite des planètes » et « le messager des dieux » ; il aurait presque pu devenir aussi Puck et, comme dans Le Songe d’une nuit d’été, tout arranger à la fin par un tour de magie, avant de « disparaître gracieusement de la scène » (ce qui, hélas, ne fut pas le cas). Le texte lui-même s’imprègne de cette atmosphère faussement surnaturelle et devient un jeu mystérieux où thèmes, figures et signes se répondent.
Roman d’éducation, bien sûr. C’est l’année du basculement hors de l’enfance. Le jeune héros, incrédule, déçu, effaré, apprend que Marian et Ted « flirtent », puis découvre ce qu’il faut exactement entendre par là. Manipulé par les uns et les autres, c’est en portant les messages incompréhensibles écrits par eux qu’il apprend ce qu’il en est du monde et de lui-même.
Une lettre en souffrance
Hartley, qui admirait Henry James, croyait faire œuvre de moraliste, et il voulait sans doute donner un Tour d’écrou sans fantastique, voire un anti-Amant de lady Chatterley. Qu’on sympathise avec des personnages dont il réprouvait la conduite l’étonnait. Et cette condamnation implicite, mêlée à la fascination à laquelle son jeune héros est en proie, contribue sans doute au côté magnifiquement trouble de l’œuvre. Mais elle rend aussi encore plus énigmatique le renversement final, qui voit le vieux Léon retrouver l’encore plus âgée Marian, et constater qu’elle vit toujours dans l’émerveillement du fameux été. « Comment (…) pouvait-elle à ce point se leurrer ? », se demande-t-il. Mais c’est pour ajouter aussitôt : « Et pourquoi étais-je cependant ébranlé par ce qu’elle m’avait dit ? ». Hartley laisse le lecteur sur cette hésitation. Et son personnage face au mystère de la lettre dont il aura été, jusqu’au bout de sa vie, le porteur…
P. A.
Illustration : photo du film de Joseph Losey (1970)
Tags : L. P. Hartley, Le Messager, roman anglais, 2019, adolescence
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