• limaginariumboutique.frComme l’alpinisme, la foi et quelques autres thèmes, l’espionnage redevient un centre d’intérêt (1). Pas celui des Coplan, que dévorait ma mère, et dont, enfant, je contemplais rêveusement les couvertures énigmatiques, où des gens en gabardine brandissaient des armes à feu. Non : l’Espionnage avec un grand e, celui qui se réclame de Conrad et de Green. Les éditions de L’Olivier entreprennent ainsi de remettre en lumière l’œuvre d’Eric Ambler. Né à Londres en 1909, mort en 1998, l’homme a publié cinq « romans d’espionnage » entre 1936 et 1940, puis, après la guerre, qu’il fit dans l’artillerie, il écrivit des scénarios à Hollywood et, avec un grand succès, d’autres livres. Hitchcock a dit de lui : « Il faut lire Ambler », et John le Carré l’appelle « notre maître à tous ».

     

    « Rien d’artistique »

     

    En avril paraîtra Je ne suis pas un héros. Deux autres titres sont prévus en 2025. Mais tout a commencé début février avec ce Masque de Dimitrios, paru en 1939 et, dans une première édition française, en 1966. Est-ce bien un roman d’espionnage ? Il a pour cadre toute l’Europe, sur fond de convulsions historico-politiques (surtout balkaniques) et de guerre prochaine. Quelques assassinats s’inscrivent dans ce contexte. Cependant personne ou presque n’est ici membre d’un service secret ou espion professionnel. Les personnages sont plutôt des malfaiteurs internationaux, issus de « la classe dangereuse, les parasites, les escrocs (…) la lie de la société », et leurs activités essentielles sont le trafic de drogue, la traite des Blanches, le chantage et l’extorsion de fonds. Le meurtre, évidemment, est un moyen d’action devant lequel ils ne reculent pas.

     

    Est-ce plutôt, alors, un roman policier ? Ah, tout est là !... Latimer, dont nous partageons le point de vue, a quitté ses fonctions universitaires pour vivre de sa plume après avoir publié plusieurs romans de ce type (Une pelle ensanglantée ; Moi, dit la mouche…). Du fait, sans doute, de cette « cohérence inepte » qui préside aux événements humains et « qu’il est facile de confondre avec l’œuvre d’une providence consciente », il rencontre à Istanbul le chef de la police secrète turque, lequel lui propose d’écrire un nouvel opus à partir d’une intrigue inventée par lui-même. Elle est nulle, mais le colonel turc se laisse aller à parler d’un « vrai meurtrier », un meurtrier sans « rien d’artistique », nommé Dimitrios Makropoulos, et dont on vient de repêcher le cadavre dans le Bosphore. Le romancier anglais se met alors en tête d’enquêter sur l’affaire à partir des maigres éléments dont il dispose : « Toute cette routine du détective que l’on imagine si légèrement, si gratuitement en écrivant un livre, on la vivrait soi-même »…

     

    « Zone grise »

     

    Au-delà de ce point de départ plus humoristique que vraisemblable, c’est visite guidée dans le monde du crime. On n’entrera pas dans les détails, bien sûr, d’une aventure qui emmènera notre ami britannique de Smyrne à Paris en passant par Athènes et Sofia, à travers maints mauvais lieux hantés d’individus pour le moins suspects, qui seront autant d’informateurs prêts à laisser tomber au cours de longs dialogues des renseignements vrais, faux ou décevants. Latimer, naturellement, « d’observateur détaché », se retrouve « participant actif », et l’histoire dépasse vite le « niveau d’un criminologue amateur (et d’un auteur de romans policiers) », pour se terminer sur une accélération spectaculaire avec révélation inattendue et coups de pistolet.

     

    Tout finit donc comme dans un roman. Avant ?… Récit fasciné de recherches fastidieuses, exposé minutieux de corruptions indispensables, galerie de portraits parmi lesquels ne figurent « ni héros ni héroïnes ; seulement des canailles et des imbéciles ». Comme l’écrit Olivier Cohen dans un texte de présentation, Ambler décrit une « zone grise propice à l’ennui et d’où la violence peut surgir à tout moment » – mais elle ne le fait qu’in extremis.

     

    « Poisson mouillé »

     

    Une forme nouvelle de réalisme ?... Une forme nouvelle, en tout cas. La réflexion sur l’art romanesque est au cœur du livre, dont elle constitue au fond le vrai sujet. Latimer rêve de retourner « écrire un roman, avec un commencement, un milieu, une fin », alors qu’il erre apparemment guidé par le hasard, mais, à son insu, « jouet de circonstances indépendantes de son pouvoir » et presque constamment manipulé par les vrais auteurs de ce qui lui arrive. « Les mondes imaginaires que l’on cré[e] pour son propre confort » n’ont rien à voir avec le monde réel, le narrateur ne cesse de nous le répéter. Pourtant, face à un pistolet, l’écrivain égaré, qui a maintes fois décrit pareille scène, n’a pas la réaction qu’il imaginait alors devoir être la sienne si la chose lui arrivait réellement ; et, même s’il affirme ne pas croire « à cette sorte de démon professionnel, inhumain, que décrivent les romans policiers », il doit avouer qu’en ce qui concerne Dimitrios, il a des doutes.

     

    Façon de suggérer que le roman non romanesque reste un roman, avec ses codes, tout comme l’autre. Aussi bien celui-ci est-il au service d’une analyse politique jamais pesante, ironique, finement distillée, mais claire et nette : Dimitrios est « un élément d’un système social en décomposition », « les Bonnes Affaires et les Mauvaises Affaires [sont] les dieux de la nouvelle théologie », « la finance internationale (…), menacée par le communisme », est prête à tout pour continuer à « s’enrich[ir] sur les faibles ». Et pour étayer cette thèse, l’auteur use de figures empruntées au fantastique le plus pur : en se dérobant, Dimitrios semble susciter son propre double, le redoutable monsieur Peters, avec ses grosses lèvres, ses considérations sur « l’Être suprême » et ses discours sentimentaux (« Ce serait tellement mieux de se montrer franc et ouvert, de rejeter le manteau de mensonges et d’hypocrisie qui pèse sur nos épaules »…). Ce personnage qui tient son pistolet « comme un poisson mouillé » est la vraie figure satanique du récit. Une figure qu’on n’oublie pas. Pauvre diable, peut-être, mais diable malgré tout.

     

    P. A.

     

    (1) Voir par exemple ici

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  • www.observatoiredeleurope.comEn exergue du roman de Sylvie Schenk, il y a deux strophes du poème de Baudelaire Réversibilité. Peu importe lesquelles. L’essentiel, ici, c’est le titre…

     

    « Je comprends, dit la journaliste… »

     

    L’auteure, française mariée et installée depuis longtemps en Allemagne, écrit et publie en français comme en allemand – ainsi ce livre, paru outre-Rhin en 2021. L’héroïne-narratrice en est Charlotte Moire, une écrivaine française qui vit en Allemagne et écrit dans la langue de Goethe. Elle est l’auteure d’un roman intitulé Roman d’amour – ce qui est aussi le titre original du roman que nous tenons dans nos mains. Cette œuvre de Charlotte doit recevoir le « prix Cascade », remis dans une petite île de la mer du Nord. Avant la cérémonie, la romancière donne une longue interview à une journaliste nommée Mme Prude, une de « ces femmes qui, soucieuses de vous montrer combien la vie peut être exaltante, ont la vertu de vous convaincre instantanément du contraire »… Elle questionnera Charlotte à propos de son récit, tout en dissimulant de moins en moins son intérêt pour l’expérience réelle dont elle soupçonne qu’elle en est la source. Et, de fait, l’histoire imaginaire de Klara, de Lew et de son épouse française s’inspire de la liaison que, quelques années plus tôt, Charlotte (française, voir plus haut) a entretenue avec Ludo, un homme marié.

     

    « Je comprends, dit la journaliste (elle ne comprenait rien du tout, moi-même je m’y perdais) ». C’est Charlotte qui parle. Et, pour son plus grand plaisir, le lecteur n’est pas loin de se trouver dans la même situation… Tentons de faire les comptes : la réalité et la fiction ; le roman et la critique du roman ; la France et l’Allemagne ; deux triangles amoureux ; deux îles, l’Irlande, décor d’un séjour idyllique pour les amants adultères de la réalité vécue jadis par Charlotte comme pour ceux de la fiction qu’elle a inventée, répondant à l’île où l’écrivaine, dans la réalité actuelle, s’apprête à recevoir un prix.

     

    Roman d’amour et Éclat de rire

     

    Dans la réalité ? L’entretien Mme Prude / Charlotte court du début à la fin du livre, qu’elle inscrit dans une rigoureuse unité de lieu et de temps. Il se déroule dans une pièce sur les murs de laquelle figure « un bateau de pêche tangu[ant] sur des flots démontés » et, tandis qu’il suit son cours, une tempête s’annonce pour de bon à l’extérieur. Elle se déchaînera à la fin, en même temps que se déclenchera l’éclat de rire-coup de théâtre qui révélera, dans ce qui apparaissait jusqu’alors comme un simple récit-cadre, un autre roman au sens plein du terme.

     

    Rien ne résume mieux la complexité et la richesse de ce texte traversé de bout en bout par l’humour que le contraste entre les titres des versions française et originale : le titre de la traduction (remarquable, comme toutes celles dues à Olivier Le Lay), L’Éclat de rire, incite à une lecture romanesque du livre de Sylvie Shenk, quand le titre de la version allemande, Roman d’amour, met l’accent sur le second degré. S’attachera-t-on plutôt à l’un qu’à l’autre ? Au roman, ou au roman dans le roman ? Mais, dans ce dernier cas, auquel ? À celui que Charlotte a écrit ou à celui qu’elle a vécu ? Car le va-et-vient est incessant, dans le texte, entre l’entretien avec madame Prude, entrecoupé d’extraits du texte de Charlotte, et les souvenirs que celle-ci conserve de sa propre liaison avec Ludo. On navigue sans cesse de Charlotte-auteure-narratrice à Charlotte-personnage, et de l’une et l’autre confondues à Klara, leur double imaginaire : « Nous avons battu l’une et l’autre des campagnes inconnues ; « Nous aimerions Lew / Ludo, mais dans l’ombre, la clandestinité. Prisonnières d’un secret, à la merci des ragots, nous étions persuadées d’aimer en toute liberté »…

     

    « Comme un chiffonnier fouille avec son bâton… »

     

    À qui et à quoi faut-il s’identifier dans tout ça ? Aux démêlés de Charlotte et de son intervieweuse (« Avais-je bien entendu ou Mme Prude était-elle en train de confondre une fois de plus l’écrivain et ses personnages ? ») ? Aux aventures de Klara et Lew ? Ou à celles de Charlotte et Ludo, dont elles ne sont qu’un pâle reflet (« Lew était trop sage, Klara trop sentimentale ») ? Les unes comme les autres déroulent une chronique de la passion amoureuse, « charme de l’interdit », « sensation de chaleur dans le ventre », « maux d’estomac », désir de « s’autodissoudre », qui n’a rien, il faut le dire, de bien nouveau. Mais Charlotte et Sylvie Schenk se rient elles-mêmes des clichés qu’elles revisitent (« Accepter un être dans sa totalité, sans vouloir en rien retrancher, sans s’attacher à corriger ses défauts, car il est… bla-bla-bla… »). Tout en mettant en scène la difficulté d’y échapper : « Chaque fois que je tentais d’analyser mes sentiments », dit Charlotte, « je ne faisais rien d’autre qu’énumérer des causes et des conséquences, l’amour demeurait insaisissable » ; « Je chinais dans la masse des mots, comme un chiffonnier fouille avec son bâton dans un fatras de vieux vêtements et de porcelaine cassée, espérant y dénicher toujours quelque objet de valeur ».

     

    Peut-être l’histoire d’amour est-elle ici à considérer, plutôt que comme un prétexte, comme un exemple – le plus parlant, car le plus rebattu – de toutes les tentatives de prendre au piège ce qui se dérobe aux mots et « demeur[e] insaisissable ». Sylvie Schenk construit le piège, d’une subtilité d’autant plus malicieuse qu’elle joue aussi la naïveté. Elle n’y prend bien sûr pas le gibier visé, mais, et avec quelle adresse, la dérobade elle-même.

     

    P. A.

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  • free3d.comFred Daniels a le malheur d’être noir dans une ville anonyme des États-Unis pendant les années 1940. Son second malheur, c’est le double assassinat qui a eu lieu dans une maison voisine de celle où il est employé comme domestique. Conséquence : alors qu’il rentre du travail, il est appréhendé par trois policiers blancs, qui le conduisent au commissariat et le torturent jusqu’à ce qu’il accepte de signer des aveux. Après quoi ils l’emmènent chez lui pour lui permettre, en récompense, de voir un instant sa femme, qui est enceinte. Mais celle-ci ressent à ce moment précis les premières douleurs et doit être conduite à l’hôpital. Fred parviendra à y échapper à ses gardiens et à s’enfuir. Poursuivi, il se réfugie dans les égouts.

     

    Au ras des faits

     

    S’inspirant d’un fait divers advenu un peu plus tôt, Richard Wright, auteur afro-américain alors le plus connu depuis Un enfant du pays (1940), tira en 1942 de ce point de départ un roman qui fut refusé par son éditeur. Amputé du début, qui avait été jugé trop violent, le texte devint une nouvelle, publiée en 1944. Le roman original, minutieusement reconstitué, est paru outre-Atlantique en 2021, suivi, comme c’est le cas dans la traduction que propose aujourd’hui Bourgois, de Souvenirs de ma grand-mère, où Wright éclairait les origines de son récit en les associant à des images de son enfance.

     

    La première partie, supprimée dans la nouvelle, et qui combine, sur un rythme haletant, polar et protestation sociale toujours implicite, est effectivement d’une violence insoutenable. Mais le texte bascule quand on entre dans l’hallucinante deuxième partie. Le souterrain où, partageant toujours le point de vue de Fred, nous plongeons est d’abord un univers réduit aux sensations, aux mouvements du corps et aux choses. D’abord découvertes à tâtons (« Il longea un autre mur, lisse et froid. Il sentit des picotements dans sa chair. Où allait-il ? »), puis observées à travers des ouvertures pratiquées dans des murs de cave, des portes entrebâillées, des fenêtres d’arrière-cour… La narration au ras des faits, saccadée et nerveuse, dit le disparate de cet univers surpris par bribes et morceaux. Et les états d’esprit du héros sont eux-mêmes traités comme des faits matériels.

     

    L’envers du monde

     

    « Sa vie s’[est] comme fendue en deux », et, tombé de l’autre côté du monde, il voit surgir en lui les éléments d’un « savoir terrifiant ». Quand, nouveau « Prométhée », pour parler comme Richard Wright dans les Souvenirs…, il voudra rapporter à la surface ce savoir « illicite », ce sera, bien entendu, pour son malheur…

     

    La logique du texte est celle de l’extrême concentration : resserrement du lieu, du temps, de l’économie narrative. En même temps, nous sommes projetés très loin de la réalité quotidienne. Arrachés au monde, nous accédons pourtant au cœur caché de la société. Et les lieux où Fred émerge après avoir descellé quelques briques – morgue, loge de cinéma, bureaux où s’entrouvrent des coffres forts… – ont à l’évidence valeur d’allégorie. Notre héros s’y empare de nombreux objets, qu’il rapporte dans son repaire souterrain : des outils, bien utiles dans sa situation, mais aussi une machine à écrire, des dollars dont il tapissera ses murs, des diamants avec lesquels il joue… Car « tout lui [est] d’égale valeur, tout [a] le même sens pour lui ». « La boîte en métal avec les bagues, le bocal des diamants, le tranchoir à viande sanguinolent, la radio, la caisse à outils et, sur les murs, les billets verts qui brill[ent] dans la lumière jaune » s’étalent sous ses yeux dans une parfaite incohérence.

     

    En intrus

     

    Les pages les plus passionnantes des Souvenirs… sont celles où Wright commente cette thématique de la discontinuité en évoquant l’expérience « de millions de Noirs américains qui vivent au quotidien parmi les objets d’une civilisation qui les déroute », mais aussi les paroles des blues et leur « tendance à juxtaposer librement des images et des symboles épars », ainsi que le surréalisme, considéré « comme un moyen de faire des liens entre [des] choses » a priori sans rapport entre elles. Ce qui, ici, fait le lien, la clé qui permet à la fois de donner un sens au désordre et d’unir les aventures du héros par un motif sous-jacent, c’est la culpabilité. Les fidèles surpris dans leurs chants et leurs prières « sentent qu’ils ont fait quelque chose de mal », pense Fred, qui les épie. Cette impression, que lui-même éprouve, il finira, même si « personne ne [sait] rien, qu’aucun homme ne pourr[a] jamais expliquer son innocente culpabilité », par l’attribuer à tous, Blancs ou Noirs. C’est pourtant l’expérience de l’oppression et de l’exclusion, redoublée et symbolisée par l’enfouissement dans le souterrain, qui a révélé la distance entre lui et un monde dont toute la cruauté et l’incohérence sont soudain manifestes. Et cette étrangeté du monde fait surgir une culpabilité liée au simple fait d’être là, en intrus.

     

    On aura reconnu les éléments d’une réflexion qui ne déparerait ni chez Kafka ni chez Heidegger. En menant le récit policier brutal et la protestation contre le racisme à ces extrémités métaphysiques, le grand écrivain afro-américain faisait de sa sombre fable un objet littéraire d’une éblouissante et toujours actuelle modernité.

     

    P. A.

     

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  • www.ricettasprint2.itLe titre seul suffirait à inscrire le livre dans une certaine tradition, plutôt anglo-saxonne, des héroïnes mystérieuses, secrètes et, si possible, absentes. En lisant Melody, on pense à Rébecca. Comme l’héroïne de Daphné du Maurier, celle de Martin Suter, écrivain suisse né en 1948, n’a d’existence que par la parole des autres, et par les effets que celle-ci produit sur ceux qui l’écoutent.

     

    Au premier rang desquels il y a ici Tom, dont le récit adopte le point de vue du début à (presque) la fin. Ce juriste trentenaire au chômage répond à une petite annonce. Il s’agit de mettre de l’ordre dans les archives de Peter Stotz, et, pour ce faire, de s’installer à demeure dans la vaste villa qu’habite, dans un quartier chic de Zurich, ce richissime vieillard qui fut « conseiller national » et « faiseur de rois » dans le domaine politique, « conseiller d’administration » dans plusieurs grandes entreprises, mécène et mondain très en vue en son temps.

     

    Fiancée perdue et budini di ricotta

     

    Le classement est cependant un prétexte. Tom est surtout (et grassement) payé pour écouter l’exceptionnel conteur que se révèle son employeur, avide de lui narrer mille histoires de sa vie, à commencer par celle de son amour, toujours vivace, pour Melody, dont les portraits trônent partout dans la maison. Des années plus tôt, il s’est follement épris de cette jeune femme d’origine marocaine. Mais la famille, rigoriste, voyait d’un très mauvais œil leurs projets de mariage. À quelques jours des noces, la fiancée a disparu, et toutes les recherches entreprises par l’amoureux éploré, du Maroc à la Grèce en passant par Singapour, sont restées vaines.

     

    Cette histoire au fond assez peu originale est très lentement distillée par le vieux narrateur, dont les récits alternent avec les travaux de Tom, ses amours avec Laura, nièce du patron, et d’innombrables repas copieusement arrosés. « Raviolis (…) fourrés au céleri », « zuppa di pesce au loup de mer, aux langoustes et aux praires », « sardines marinées à l’aigre-doux »… la cuisinière italienne est un personnage clé dans la maison et le roman. Les conversations avec monsieur Stotz sont toujours accompagnées d’une pâtisserie maison (« budini di ricotta », par exemple), et l’ingestion ici double l’écoute, dont elle est une métaphore. Stotz, c’est Schéhérazade. À mesure qu’il raconte, la vaste demeure prend l’atmosphère vaguement inquiétante de rigueur dans des cas pareils. Bruits mystérieux, portes ouvertes qu’on « ne se rappel[le] pas avoir (…) vues ainsi », pas dans la nuit… « [Est]-il possible qu’une personne à laquelle on pens[e] avec une telle intensité acquière une présence réelle ? » Tandis qu’un fantastique diffus s’installe, les détails concrets, comme de juste, gagnent en précision et en densité.

     

    Qui brode ?

     

    Tout cela est cependant traité avec une nonchalance discrètement humoristique. Les choses sérieuses commencent quand se pose plus nettement la question : pourquoi ? Si Melody n’a pas été enlevée, voire assassinée par les siens, a-t-elle disparu parce qu’elle craignait de l’être ? Parce qu’elle avait peur pour son fiancé lui-même ? Parce qu’elle voulait échapper à son mariage ? Parce qu’elle s’est enfuie avec quelqu’un d’autre ? Ces hypothèses se succèdent quand, après la mort subite de Stotz, Tom (exécuteur testamentaire) et Laura (héritière) se mettent à leur tour à courir le monde à la recherche de la fiancée disparue – ou de son fantôme.

     

    C’est alors que le véritable enjeu du roman commence d’apparaître. Car de la question pourquoi à la question quoi, il n’y a qu’un pas. Qu’est-ce qui est vraiment arrivé ? Qu’y a-t-il de vrai dans tout ce que Stotz, puis d’autres témoins, racontent ? Le vieil homme vivait entouré de romans. Un de ses amis proches est écrivain (« Ces gens-là préfèrent la fiction à la réalité »). Laura étudie la littérature à la Sorbonne. Melody travaillait dans une librairie et pratiquait avec talent la broderie. Tout le monde broderait-il ?

     

    « La plupart du temps, ceux qui racontent bien les histoires sont aussi doués pour les inventer », dit quelqu’un à propos du vieil amoureux/enchanteur. On glisse inévitablement du quoi au qui ? Qui tire les ficelles de l’histoire ? qui manipule ce pauvre Tom (et nous, lecteurs) ? Est-ce vraiment Stotz, l’ancienne « éminence grise », l’homme des coulisses, soucieux de laisser à la postérité l’image d’un « personnage tragique » – « la compétence, la réussite, le brio, mais le cœur brisé » ? Et si c’était Melody elle-même, de par-delà la mort – ou non ?

     

    La présence d’un personnage d’écrivain un brin caricatural l’indique assez : ce récit à double et triple chute peut se lire comme une longue allégorie en forme de mise en abyme. « Anna Karénine, Orgueil et préjugés, Les oiseaux se cachent pour mourir, Les Souffrances du jeune Werther… », tels étaient les livres que Stotz allait acheter dans la librairie de Melody. À tout roman d’amour son auteur qui l’écrit. Ou qu’il écrit ? Vieille question. Elle trouve ici une réponse qui ne manque ni d’ironie ni de charme.

     

    P. A.

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  • fr.wikipedia.orgLes plus anciens de mes lecteurs s’en souviennent : à ses débuts, ce blog, consacré essentiellement au roman, exprimait volontiers une certaine méfiance pour le romanesque, doublée d’un intérêt pour ce qui, tout en s’inscrivant dans le genre, le débordait et par là le remettait en question. Puis le temps a passé et on a pu voir s’esquisser au fil de mes articles une réhabilitation du roman en tant que tel, et du privilège qu’il accorde à l’imaginaire. La raison ? Sans doute mon peu de goût pour ce qui prétend souvent lui succéder : une forme de bavardage où se mêlent autobiographie, essai, témoignage, dans une fascination pour les choses à dire et un désintérêt trop évident pour les manières de dire. Je ne voyais pas la remise en cause comme ça. Pour déborder le cadre, encore faut-il qu’il y en ait un.

     

    Amours, mariages et quête

     

    Tout cela pour en venir au nouveau roman de Paule Darmon, lequel met le romanesque le plus délibéré au service d’une critique indirecte et subtile du genre. En 2022, déjà, Robert de Niro, le Mossad et moi (même éditeur, voir ici) tirait vers la satire au sens premier du mot, dans un jeu plein de fantaisie qui n’empêchait pas une réflexion sur la notion d’identité, juive ou autre. Ici, on se croit d’abord dans un roman, comme on aurait dit jadis, de chez roman… Nous sommes en 1990. La narratrice, Claire, récemment veuve, est venue de New York à Paris pour l’enterrement de sa mère. Elle y tombe sur une carte postale imprimée en Bolivie, qui la représente à Fès, en 1939, âgée de quinze ans. Flash-back… Elle s’ennuyait alors près d’une génitrice célibataire, obsédée par son salon de coiffure et ses amants. Heureusement, elle a rencontré David, juif, riche, beau, et photographe talentueux. Quand elle se trouve enceinte, elle est prête à se convertir. Hélas, les amoureux sont séparés par leurs mères. Claire et la sienne regagnent l’Algérie, d’où elles étaient venues. La jeune femme y est mariée précipitamment à un époux catastrophique. Mais celui-ci, lorsque le régime de Vichy s’impose à Alger, saisi de panique, prend la fuite. Tant mieux : Claire rencontre Arthur, séduisant officier américain qui deviendra son deuxième mari et le père de son second fils.

     

    Retour en 1990. La Claire sexagénaire prend l’avion pour La Paz, où elle espère retrouver la trace de David, auteur du cliché déclencheur. Ce sera ensuite Santa Cruz, où elle aidera à la restauration d’églises jésuites perdues dans la jungle, en compagnie d’un séduisant Alcides, que son âge ne rebute en rien. Enfin, retour à New York, où… Non. Je ne dirai pas un mot du retournement qui vient clore cette construction à double boucle, où se succèdent deux formes de romans dont l’une, comme dans Le Grand Meaulnes, est la remise en cause, voire le pastiche, de l’autre.

     

    Dans la première, le romanesque s’affiche avec une innocence apparente qui tiendrait presque de la provocation : adolescence, grand amour, familles antagonistes, mariage malheureux, happy end… N’en jetez plus. La seconde use d’une thématique plus caractéristique de la modernité : la quête dont l’objet se dérobe. De vieux monsieur en vieux monsieur, bienveillants mais n’en pouvant mais, de lacune en absence, le fil de l’intrigue tend à se perdre à force de déplacements apparents et de vrai surplace, dans une atmosphère générale d’assez réjouissante absurdité.

     

    Roman d’aventures, aventures du roman

     

    Un point commun : l’exotisme. D’abord dans l’espace mais aussi dans le temps : « paysage de craie », « ville sertie de remparts », « spahis, légionnaires, tirailleurs (…) se mêl[ant] aux belles de nuit », la Fès de la première partie est un univers de carton-pâte. Dans la deuxième, il cède la place aux marchés grouillants de la Bolivie ou aux pistes « sanguinolente[s] comme un coup de griffe » qui serpentent à travers la forêt équatoriale. Tout cela renvoie à l’aventure de façon trop appuyée et trop tranchée pour ne pas être malicieuse.

     

    Perdue dans ces images de cinéma, qui est Claire ? Elle qui, au début du récit, se demandait « ce qu’[elle] allai[t] faire de [sa] vie » s’aperçoit dans une vitrine de La Paz, « gringa aux cheveux blonds et lisses, lunettes noires, tailleur Chanel et talons bottiers », telle, dit-elle, « une Castafiore égarée en pays andin ». Cependant, au gré de ses errances, elle prendra conscience d’avoir longtemps « enfoui [sa] mémoire dans un linceul » pour « vivre sans heurt dans [un] monde de confort et de sécurité devenu (…) [sa] prison ». Et son équipée tant mémorielle que géographique sera une manière d’évasion ou de renaissance… après laquelle tout deviendra possible.

     

    On retrouve le thème de l’identité dans ce livre qui place une petite catholique ignorante puis, des années après, une WASP d’adoption face à un judaïsme lui-même dédoublé : au monde des sépharades installés au Maroc après leur expulsion d’Espagne répond, en Amérique du Sud, celui des ashkénazes originaires d’une Europe centrale en proie au nazisme, qui ignorent pour la plupart l’existence de juifs marocains. Qu’est-ce qu’être juif ? Qu’est-ce qu’être soi ? La force du récit est de lier ces questions à une autre : qu’est-ce qu’un roman ? Par là, propos et façon de dire deviennent indissociables. Et le genre qui nous a longtemps proposé tant de modèles d’identification imaginaire se trouve, entre fausse naïveté et passage aux limites, à la fois célébré et mis à distance. Belle démonstration de son intérêt pérenne…

     

    P. A.

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