• Il est aussi scénariste, et a contribué à créer à Saint-Étienne un festival de courts-métrages, Nouveaux rêves, dont la première édition a eu lieu en 2022 (voir ici).

     

    La même année, à trente et un ans, Guillaume Collet publiait aux Avrils un premier roman, Les Yeux de travers (voir ici). Je ne sais plus pourquoi j’avais renoncé alors à lui demander un entretien. Mais, cette rentrée, avec la parution des Mains pleines chez Bourgois (voir ici), l’hésitation n’était plus de mise… Je devais rencontrer un auteur qui, pour dire la violence des rapports entre l’individu et la famille ou la société, se fie à ce point à l’écriture et à la construction du récit en tant que telles. Guillaume Collet a aimablement accepté.

     

    photo Lucie Pagès

     

    Comment en êtes-vous venu à écrire ?

     J’ai toujours eu envie d’écrire des histoires. Pendant longtemps je ne savais pas très bien sous quelle forme, BD, films… C’est vers la fin de l’adolescence que mon désir s’est fixé sur la littérature. Mais comme je suis dyslexique et dysorthographique, on me disait que je ne pourrais jamais devenir écrivain. Plus ou me disait ça, plus je m’entêtais, par esprit de contradiction. Cette impossibilité qu’on m’opposait m’a en fait aidé à persister, sans jamais remettre en cause mon projet. J’ai passé un bac littéraire puis j’ai fait des études de lettres modernes et de cinéma, tout en écrivant des choses qui pendant longtemps restaient inabouties. Puis…

     

    Comment écrivez-vous ?

    Si ce livre-ci (Les Mains pleines, ndlr) est composé de chapitres assez courts, c’est parce que j’ai compris que je devais les calibrer en tenant compte de ma durée maximale de concentration. Plutôt que de m’imposer un temps long arbitraire, j’écrivais aussi longtemps que je pouvais rester concentré sur le texte, après quoi j’allais me promener ou je faisais autre chose, je jouais à des jeux vidéo… De même, ma dyslexie m’a conduit à faire des phrases courtes, parce que j’arrive plus facilement à les corriger. J’aime mettre ainsi mes récits dans une forme d’urgence.

    Je prends d’abord beaucoup de notes sur de grandes feuilles blanches, jusqu’à ce que je sente qu’il est temps de passer à l’écriture proprement dite. Et, de façon générale, je fractionne beaucoup. Je pars de fragments très courts, que je développe peu à peu, en travaillant parfois d’abord sur des éléments très précis, les couleurs, les gestes… Je me concentre, le temps d’une séance de travail, sur des détails de ce type, puis je remets tout ça ensemble et je le fonds dans le corps du texte.

     

    Écrire, est-ce pour vous un travail ?

    Si on parle d’une activité dont je pourrais vivre, pas encore, même si j’œuvre pour que ce soit le cas et que je ne désespère pas d’y parvenir un jour.

    Mais, en tout cas, c’est du travail. Je crois que l’essentiel est de trouver sa façon personnelle de l’accomplir. De plus en plus, j’ai le sentiment de savoir ce que c’est que de s’asseoir devant la table et d’y rester à réfléchir, de revenir sans cesse au texte, etc.

     

    Y a-t-il des auteurs dont vous vous sentez proche ?

    Je n’ai pas une culture littéraire très contemporaine. J’ai beaucoup lu des auteurs plus anciens. Il y a des postures d’auteur que j’aime… J’ai découvert par exemple Antoine Volodine, et j’aime beaucoup sa manière de se situer aux confins de la science-fiction, du poème et du récit littéraire ; sa volonté, aussi, de créer un courant, une catégorie littéraire nouvelle, ce qu’il appelle le post-exotisme.

    L’Or, de Cendrars, m’a également marqué : j’admire la façon dont il parvient à concentrer en 90 pages une histoire aussi longue et complexe. Un peu pour les mêmes raisons, j’aime Le drap, de Ravey, ou bien Journal du dehors, d'Annie Ernaux : une façon de se coller à un sujet, de ne pas le lâcher, et de résister à la tentation de trop parler. Je pourrais encore citer Gracq, ou le Journal d’un curé de campagne, de Bernanos, Le Pornographe, de Gombrowicz..

    J’ai ce que j’appelle des lubies, qui m’accompagnent pendant que j’écris : une phrase de Tristan Tzara, des fragments des Djinns, de Hugo… des choses qui flottent là, quelque part. Et je pense souvent aux silhouettes chez le peintre Francis Bacon. Les scènes d'Edward Hopper aussi me viennent en tête quand je cherche, simples, évocatrices, colorées. Globalement, j'aime la façon de travailler des plasticiens, l'idée d'être en contact avec une matière. Je fantasme un rapport similaire avec la phrase.

     

    Sauf erreur de ma part, aucun de vos deux livres n’est sous-titré roman. Pourquoi ?

    Ce n’est pas un choix qui vient de moi. À mes yeux, il va de soi qu’il s’agit de romans, même si les deux livres sont inspirés de choses que j’ai vécues, parce que j’aime partir de sujets très réels, très concrets, et construire une langue à partir de là.

     

    On tourne un film dans la ville des Yeux de travers. Le héros des Mains pleines est cascadeur. Quel rôle le cinéma, qui est votre autre activité, joue-t-il dans votre rapport à l’écriture ?

    Comme je l’ai dit, j’ai voulu très jeune être romancier. Plus tard, j’ai eu l’ambition de devenir scénariste, j’ai fait des études pour cela, j’ai vu beaucoup de films… Dans mes romans je rends hommage à tout cet univers qui m’a nourri.

    Par ailleurs un scénario est un outil de travail pour une équipe de cinéma, ça n’a rien à voir avec la littérature. Mais en en écrivant j’ai pris l’habitude de faire prédominer les verbes d’action, d’être toujours dans l’action, dans le moment… C’est quelque chose que j’ai conservé dans l’écriture de mes livres. Dans le premier (Les Yeux de travers, ndlr), j’ai aussi tenté des superpositions de visions qui sont comme des espèces de fondus enchaînés littéraires

    De façon générale, je pense que la littérature n’est pas tout, et qu’il y a différentes manières d’explorer le monde. On peut faire communiquer les arts, sans pour autant que les romans se mettent par exemple à ressembler à des films ou à des séries télévisées.

     

    Le corps, les choses, l’imbrication de l’un et des autres semblent être au cœur de vos deux fictions. Cherchez-vous à peindre une société où l’humain est prisonnier du monde matériel ?

    Prisonnier, pas forcément… En fait, j’essaie de gommer autant que possible le discours et la posture. Quand j’étais veilleur de nuit, je devais tous les jours sortir une poubelle. Ça impliquait des sensations très précises, des odeurs, des contacts…, et je me disais que si je voulais parler de cette nécessité de sortir des poubelles il faudrait que ce soit à partir de ces perceptions. Je raconte ce que j’arrive à toucher, à voir, à sentir, parce que, là, je suis sûr de ne pas me tromper. J’essaie d’écrire toujours à hauteur de sensation, dans une impression d’immédiateté, d’urgence… Si les émotions doivent émerger, ce sera là.

    Si j’avais raconté plus précisément, avec plus de détails, la vie de mes grands-parents, en expliquant d’où ils venaient, etc., je crois que, paradoxalement, les personnages (des Mains pleines, ndlr) auraient été moins humains. Plutôt que d’essayer d’adopter ainsi un point de vue très large sur toute une vie, j’ai préféré restreindre et styliser, en me fondant sur le physique, le corps. J’ai aussi voulu montrer que dans la vieillesse il y a une forme d’énergie physique.

     

    Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?

    J’ai des systèmes… Puisque j’ai écrit un premier livre sur le travail, et un deuxième sur la famille, je me suis dit que le troisième, qui est en cours d’écriture, porterait sur la sensation que produisait le fait d’appartenir à une patrie. Évidemment, il ne s’agit pas d’adhérer à ces notions ! Mais de s’interroger sur l’effet que cela fait, dans notre corps, de faire par exemple partie de quelque chose comme une patrie.

    Là, je suis en phase d’accumulation et d’interrogation. J’ai longtemps eu peur de ne jamais arriver à raconter mes grands-parents, comme je l’ai fait dans Les Mains pleines. J’ai les mêmes incertitudes en ce moment avec ce nouveau projet. On n’est pas dans des zones de confort, on explore des moments où on s’est senti mal et c’est difficile. Mais ce sont ces hésitations et ces difficultés qui créent une tension grâce à laquelle on continue…

     

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  • Sa pratique artistique se situe, dit-il sur son site (voir ici), « dans les "entre" ». Entre la littérature et la photo, qu’il a étudiée, pratique, édite dans une maison d’édition qu’il vient de créer (Halte Books, voir ici, premier titre à paraître en octobre). Entre fiction et documentaire, précise-t-il. Et j’ajoute, après avoir lu son premier roman, qui conte les errances estivales de deux adolescents dans une ville portuaire (Après ça, L'Olivier, août 2024, voir ici) : entre écrit et oralité, entre corps et mots, entre silence et parole…

     

    Pareille démarche, revendiquée et suivie par un primo-romancier de vingt-quatre ans, valait bien un entretien sur ce blog. Eliot Ruffel a généreusement accepté de se prêter à l’exercice.

     

    photo Eliot Ruffel

    Eliot Ruffel m’a fait parvenir cette photo, qui, dit-il, « reflète un peu l’ambiance du livre et les endroits où [il] aim[ait] travailler en l’écrivant ».  

     

     

    Comment en êtes-vous venu à écrire ?

    Je ne viens pas du monde de l’écriture. J’ai étudié les beaux-arts, à Genève, et je me suis spécialisé dans la photo et la vidéo. C’est comme ça que la question de la fiction s’est mise à se poser pour moi, ce qui m’a amené à faire un master de création littéraire au Havre. Là, j’ai découvert l’usage de l’écriture à des fins littéraires. Et j’ai dû aussi me mettre à lire, surtout des auteurs contemporains. Mon livre est né de cette expérience. Auparavant je n’avais publié qu’un texte dans la revue Sève, intitulé Côté passager.

    À présent je lis, de façon irrégulière, avec des accès de boulimie et des creux. Mais j’aime découvrir des voix et des dispositifs narratifs. Et l’écriture est devenue pour moi un outil.

     

    Comment écrivez-vous ?

    Par collage d’images que j’ai en tête. Pour écrire, j’ai besoin de visualiser. Ces images se précisent dans l’écriture. Au départ, elles me fournissent parfois un décor et des personnages, parfois seulement des textures, des couleurs. Ce peuvent être des souvenirs issus de films qui m’ont laissé simplement des grains, des substances… La fiction est le ciment qui assemble toutes ces images. Je prends beaucoup de notes sur mon téléphone, que je réutilise ensuite sur ordinateur.

     

    Écrire, est-ce pour vous un travail ?

    Si on entend par là une activité rémunératrice, pas encore ! Si on pense à la quantité d’efforts, au temps que j’y consacre, oui. C’est un marathon, pas un sprint. Il faut sans cesse revenir au texte et s’y replonger.

    Le plaisir est là aussi : c’est de se permettre la fiction. Bien sûr elle est aussi présente dans la photo, la vidéo, mais on rencontre vite certaines limites : il y a l’aspect financier, et puis ce sont des activités collectives. Alors que l’écriture, c’est la solitude, mais aussi du coup la liberté de faire avancer les choses soi-même comme on l’entend. C’est assez jouissif de ne pas avoir de limites… J’adore en arriver au point où la fiction déborde sur le réel, et où je me surprends à me dire : À ma place, Lou (le héros-narrateur d’Après ça, ndlr) réagirait de telle ou telle manière.

     

    Y a-t-il des auteurs dont vous vous sentez proche ?

    David Lopez (1). Marin Fouqué (2). Et, chez les Américains, Raymond Carver, peut-être pour son art de faire de l’anodin l’événement.

     

    Vous dites interroger, dans votre travail de photographe et de vidéaste, les rapports entre documentaire et fiction. Cette préoccupation se retrouve-t-elle dans votre roman ?

    Oui. Comme je l’ai dit, mon travail d’écriture consiste à coller des images qui sont des fragments empruntés au réel. Et puis je me suis inspiré d’un lieu qui existe, que je connais, des récits que m’ont faits des gens qui y vivent, et aussi d’éléments que j’ai recueillis et qui concernent l’histoire de l’endroit pendant la guerre, son histoire économique, etc. Il y a donc eu une phase de recherches, l’aspect documentaire est là. Le drame proprement dit qui advient dans le roman est d’ailleurs un montage de plusieurs faits divers qui se sont réellement produits.

     

    Dans Après ça, il y a des jeunes désœuvrés, des familles en morceaux, des pères violents, sans que ces thématiques fassent l’objet d’un commentaire ou paraissent occuper le premier plan du récit. Les problèmes de société sont-ils cependant à vos yeux un thème important du roman ?

    Pendant que j’y travaillais, quand on me demandait ce que j’écrivais je répondais que c’était une histoire d’amitié mais aussi de masculinité. Je voulais décrire un environnement particulier et me demander comment les personnages pouvaient s’y construire en tant qu’hommes. Avec à l’arrière-plan la question : de quoi est-ce qu’on hérite ? À partir de là, même si je ne voulais pas faire un roman à thèse, il m’était impossible d’ignorer la dimension sociale : les hommes ne se construisent pas de la même façon selon leur milieu socio-économique. Pour moi, Lou, Max, leurs pères, se tiennent comme les pièces d’un jeu de dominos. Je ne les juge d’ailleurs pas. Le père de Max (particulièrement violent vis-à-vis de ses fils, ndlr), je l’aime autant que le personnage de Nathalie (la mère de Max, ndlr). Même si c’est vrai que dans ce roman les mères sont des personnages plus positifs que les pères.

     

    Votre écriture part de la langue parlée, qu’elle utilise et transforme. Est-ce pour mieux coller au personnage de Lou, votre héros-narrateur, un adolescent d’aujourd’hui ? Ou est-ce un travail qui vous tient à cœur et que vous comptez poursuivre dans d’autres textes ?

    Quand j’ai eu trouvé la voix de Lou, j’avais trouvé un endroit où je pouvais avancer. Le moteur, c’est la voix, et la langue, les deux choses sont solidaires puisque quand la voix change, la langue change. Je ne sais pas si je continuerai exactement dans la même direction, mais pour l’instant, ce qui m’intéresse, c’est cela : donner une voix à des personnages.

     

    Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?

    Contrairement à ce qui s’est passé pour Après ça, j’avance simultanément sur plusieurs projets… Il y a l’histoire d’une fratrie de trois enfants. Le narrateur est un garçon de huit ans, et je dois à chaque étape me demander ce qu’il comprend des événements et ce que comprendra le lecteur. Et puis il y a un autre projet, où le narrateur a une trentaine d’années. Ce n’est donc plus un adolescent, comme Lou et Max. Il est plus proche de moi.

    Mais j’écris toujours à la première personne. Cela va de soi pour moi. La question ne s’est même pas posée.

     

    (1) Bien connu sur ce blog, auquel il a accordé un entretien. Voir également ici et ici.

    (2) Écrivain français né en 1991, auteur de 77 et de A. V. (Actes Sud 2019 et 2021)

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  • Né en 1978, Dan Nisand vient de publier, aux Avrils (groupe Delcourt), un premier roman, Les Garçons de la cité-jardin. J’ai été impressionné (voir ICI) par l’ampleur de l’entreprise, qui conjugue brillamment drame social, tragique familial, portrait d’un lieu et d’une région. Et par l’audace consistant à choisir, en fait de région, l’Alsace, difficile à dépeindre et, du reste, rarement dépeinte en dehors de ses frontières. Tant de culot et d’originalité méritait bien quelques questions…

     

     

     

    © Manon Bucciarelli

     

     

     

    Comment en êtes-vous venu à écrire ?

     Ça a été presque immédiat : un des plus grands souvenirs de ma vie, c’est le moment où, enfant, j’ai appris à lire et à écrire. C’était à la veille des vacances de la Toussaint et, quand on m’a expliqué que, la semaine suivante, je n’aurais pas école, j’en ai pleuré…

    Bien sûr, comme beaucoup d’enfants, je me suis mis à réaliser des petites BD et des petits livres. Pour mes dix ans, mon grand-père m’a offert une machine à écrire : j’ai tapé à la machine tout l’été…

    Mais, ensuite, j’ai fait d’autres choses. De la musique, en particulier. Puis, un jour, au lycée, en seconde, on nous a demandé d’écrire une nouvelle. Je me suis alors trouvé plongé pour la première fois dans cet état d’obsession positive qui vous fait tout oublier… Très vite, j’ai senti que c’était cela que je devais faire.

     

     Comment écrivez-vous ?

     Il m’a fallu huit ans de travail pour écrire Les Garçons de la cité jardin. En 2010, j’avais la trame narrative. L’idée de situer l’action dans la cité-jardin est venue ensuite. Puis il y a eu de nombreux essais, des erreurs, des changements de temps, de point de vue… De 2016 à 2018, j’ai relu et réécrit. La première page, je crois l’avoir recommencée quelques centaines de fois. Et pendant tout ce temps je n’ai montré mon texte à personne. Pas même à ma compagne. J’avais peur par moments de sombrer dans la folie !

    Tout cela à un rythme très irrégulier. Je suis très structuré dans ma méthode, qui consiste à prendre des notes, à les retravailler, à les reporter plusieurs fois ; mais, pour ce qui est de l’organisation du temps, j’écris dans un grand désordre. Par à-coups, et souvent la nuit.

     

     Écrire, est-ce pour vous un travail ?

     En tout cas, ce n’est pas un métier. Je suis un peu de l’avis de Kurt Cobain, qui disait : ma musique est une expression de ce que je suis ; le métier, c’est ce que je fais quand je réponds à une interview. Michon dit à peu près la même chose : il ne faut pas en faire un métier. C’est surtout de l’ordre de la sorcellerie : on essaie de susciter un miracle.

    Un travail ? Plutôt une obsession. Ou un devoir. J’ai deux grandes motivations. D’une part, je ressens le besoin d’exprimer ce que j’ai en moi, la fureur qui est en moi. Et, par ailleurs, j’ai le désir de réaliser, tout simplement, une œuvre !... Je veux savoir ce que ça fait d’être dans la forge de Vulcain. D’où ça sort ? C’est la question que je me pose quand je lis certains textes qui m’enthousiasment. Et il n’y a qu’en écrivant soi aussi qu’on peut y répondre.

     

     Y a-t-il des auteurs dont vous vous sentez proche ?

     Il y a des auteurs que j’admire tout en me sentant loin d’eux. Michon, par exemple, que j’ai cité tout à l’heure, est très érudit, très littéraire, plutôt éloigné du roman, au contraire de moi. Si je veux citer des auteurs qui m’ont aidé dans mon chemin, il y a Tchekhov, Dostoïevski, Tolstoï, mais aussi Simenon, Henry Miller, aussi bien que Kafka ou Virginia Woolf. Je pourrais aussi citer des gens qui ne sont pas des romanciers, comme Artaud, qui me fascine par sa façon organique d’écrire, ou, dans des domaines différents, Barthes, Nietzsche…  Et j’allais oublier Proust ! Je n’ai jamais rien lu d’aussi énorme.

     

     Sans cacher que vous vous inspirez de la cité Ungemach, située dans la banlieue de Strasbourg, vous la transposez à Mulhouse sous le nom de « cité Hildenbrandt ». Faut-il interpréter ce déplacement comme un signe de votre volonté de faire un roman et non une étude sociologique ? 

    Tout à fait. Je cite encore Michon : « L’homme dont parle la littérature n’est pas celui qu’interroge la sociologie ». Je fais du roman. Et j’assume le côté despotique qu’il y a dans le fait de créer cet espace en lui redonnant un nom. Je dois dire aussi que mon expérience personnelle de la cité Ungemach, que j’ai beaucoup fréquentée enfant et adolescent, n’a pas toujours été agréable. Le fait de la transformer en cité Hildenbrandt me permettait de dire ce que je voulais sans m’exposer à ce qu’on vienne me reprocher ceci ou cela.

    Cela dit, Ungemach a été pour moi un formidable lieu d’observation de la réalité, d’une certaine réalité, au moins, celle d’un milieu populaire, blanc, avec ses rituels, ses comportements. J’y ai mis beaucoup de souvenirs précis : les voisines qui se parlent d’une fenêtre à l’autre, bien d’autres choses...

    Mais pour en revenir plus précisément à votre question, oui, je veux faire du roman. Je n’aime pas le mot « fiction », tant utilisé aujourd’hui. Pour moi, la fiction, c’est un travail technique, la plupart du temps bien fait, tel celui qui produit les pubs ou les séries. C’est le triomphe de l’entertainment. Alors que le roman est un art.

    Parmi les auteurs que je citais plus haut, j’aurais aussi pu évoquer René Girard, une de mes grandes découvertes : La Violence et le sacré, mais aussi Mensonge romantique et vérité romanesque. La fiction, la série entretiennent l’illusion de l’autonomie de l’individu, qui est au principe du « mensonge romantique ». Alors que le roman nous rappelle que le désir est mimétique et que chacun de nous est pris dans ses relations avec les autres humains. De ce point de vue, il apporte bien une vérité. Il représente une expérience spirituelle.

     

      L’ancrage dans un cadre régional bien particulier, l’Alsace, est-il important à vos yeux ? envisageriez-vous d’écrire sur d’autres lieux, une autre région ? 

    Cet ancrage s’est imposé à moi comme une bonne idée : deux centres d’intérêt, l’entrelacs des relations familiales et les cités-jardins, ont convergé. Mais l’atmosphère que j’ai utilisée, ou recréée, était en moi. Je crois que l’écriture est aussi, pour celui qui écrit, une réappropriation de sa vie. Il y a eu une phase de ma vie où j’ai vécu près de et dans la cité-jardin. Écrire, c’est aussi une manière de faire son deuil. À présent, dans mes projets, je pense à d’autres phases de ma vie, sans rapport avec l’Alsace. Car à un moment donné j’ai voulu m’en éloigner. Et c’est seulement une fois installé à Paris depuis dix ans que j’ai éprouvé du plaisir à retourner de temps à autre à Strasbourg et, éventuellement, à retrouver la cité Ungemach.

    Une fois que j’ai eu décidé d’y installer mon histoire, c’est vite devenu un jeu : ne surtout pas faire du régionalisme, et, en même temps, situer clairement les choses dans la région. En utilisant, par exemple, le dialecte alsacien. Il est vrai que sa présence se résume à quelques mots. Des jurons, pour la plupart, qui sont tout ce que j’en connais vraiment…

     

     Melvil, dont le nom rappelle celui d’un grand romancier, a grandi et vit dans la cité mais l’observe comme à distance et reste en marge par rapport à ses frères et aux autres habitants. Doit-on voir en lui une figure de l’écrivain ? 

    Sa révélation à lui, c’est de découvrir qu’il recèle une possibilité. Sans plus. Pas forcément l’écriture, même si ses facultés d’observateur et son empathie pourraient l’y prédisposer. Je n’ai pas voulu faire de lui l’écrivain. Il n’a pas une maîtrise très poussée du langage, il n’a pas vraiment fait d’études. Ce qui ne l’empêche pas d’avoir des capacités de raisonnement, et même d’un haut niveau de complexité.

     

     Votre roman fait la part belle au destin, à la tragédie, et laisse peu de place à l’espoir. Les êtres sont-ils, pour vous, irrémédiablement prisonniers des déterminations sociales et familiales ?

     Je l’observe avec tristesse. D’ailleurs, quand on parle de déterminisme, on parle toujours des pauvres, mais les gens sont prisonniers de leurs origines aussi bien dans les milieux favorisés. Mohamed Mbougar Sarr, l’auteur de La Plus Secrète Mémoire des hommes [éditions Philippe Rey], avec qui j’étais à Strasbourg récemment, a parlé à ce propos, lors de la rencontre à laquelle nous participions, de « la toile de l’araignée mère ». J’ai ajouté qu’on contribuait à tisser cette toile pour nos propres enfants. On cherche à leur donner ce qu’on a reçu soi-même, par simple peur de l’inconnu.

    Cela dit, Melvil a au moins pris conscience de quelque chose. Et il y a aussi Hippolyte, le jeune handicapé qui est son ami et dont tout le monde, à part lui, se moque. Son nom est celui du personnage de Madame Bovary qui est affligé d’un pied bot et devient la victime de la bêtise des autres, comme Hippolyte est victime de leur méchanceté. Lui, cependant, détient quelque chose de précieux : l’envie et le culot.

     

     Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?

    Sur un livre qui est prêt dans ma tête mais auquel je n’ai pas touché depuis le mois de février. Ne comptez pas sur quelqu’un qui a travaillé pendant huit ans sans rien faire lire à sa propre compagne pour vous en dire plus. Mais c’est un livre qui me paraît presque impossible à faire, et je tiens à ce qu’il en soit ainsi. Il faut, au départ, que le livre à faire paraisse infaisable.

     

    Photo Chloé Vollmer-Lo

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  • Elle travaille dans une école de cinéma, mais ses romans (L’Atelier, 2018, Quitter Madrid, 2020, tous deux au Mercure de France) parlent de peinture et de peintres, réels ou imaginaires. Les surfaces, les couleurs, les plis des étoffes n’y voilent qu’à peine la violence du monde, et la pureté de la phrase y contraste avec le caractère charnel et tourmenté de la fiction.

    Tout cela, qui m’a frappé à la lecture de son dernier livre (voir ici), me donnait grande envie de poser à Sarah Manigne quelques questions pour ce blog. Elle a aimablement accepté d’y répondre.

     

    © Céline NIESZAWER

     

    Comment en êtes-vous venue à écrire ?

     J’ai toujours écrit, mais, pendant longtemps, c’était sous forme de journal intime ou de fragments, dont j’attendais, au fond, qu’ils donnent naissance d’eux-mêmes à quelque chose de plus abouti. Je suis passée à une autre étape assez récemment, quand je me suis aperçue que ça ne viendrait pas tout seul, qu’il fallait travailler et organiser les choses pour qu’elles deviennent un ensemble cohérent.

    Cela dit, j’ai toujours trouvé, dans la production audiovisuelle, par exemple, ou le commentaire de documentaires, des métiers qui m’obligeaient à écrire.

     

    Comment écrivez-vous ?

     Quand je peux !... Tous mes moments de liberté sont employés à ça, quoiqu’il faille quand même un minimum de temps : une demi-heure par-ci par-là dans la journée, ça ne suffit pas. Mais dès que j’ai ne serait-ce qu’une après-midi… Bien sûr, je tiens aussi en permanence des carnets où je note des idées, des phrases, qui ne serviront peut-être en fin de compte à rien.

     

    Écrire, est-ce pour vous un travail ?

     Je ne sais pas si on peut parler vraiment de « travail », dans la mesure où il serait très difficile d’en vivre. Mais, ce qui est sûr, c’est qu’il s’agit d’une activité qui demande du temps et de l’énergie, comme je disais à l’instant l’avoir découvert. En fait, c’est quelque chose, à mes yeux, qui est assez proche de l’artisanat.

     

    Y a-t-il des auteurs dont vous vous sentez proche ?

     Pas au sens où ils constitueraient des modèles et où mes livres essaieraient de ressembler aux leurs. Mais il y a énormément d’auteurs qui m’accompagnent depuis des années et qui me parlent. Ce sont en général des gens qui pratiquent plutôt des formes relativement courtes : Toni Morrison, Erri De Luca, Tabucchi… Oui, il y assez peu d’auteurs français parmi ces écrivains que je relis et auxquels je reviens sans cesse. Ce qui ne veut pas dire, bien sûr, que je ne lis pas du tout d’écrivains francophones.

    Les auteurs que j’aime sont ceux qui ont une écriture dépouillée, où « il n’y a pas de gras ». À la limite, chez eux, chaque paragraphe, presque chaque phrase sont proches de la perfection.

     

    Parler de peinture, est-ce à vos yeux une autre manière de parler d’écriture ?

     C’était le cas dans L’Atelier : je voulais parler de la création en général plutôt que de la peinture, et spécialement de la création littéraire, tout en gardant une distance par rapport à l’écrit, un thème qui est de toute façon difficile à mettre en scène. Il y avait donc clairement une transposition de l’écriture dans le domaine de la peinture.

    C’est moins vrai de Quitter Madrid, où tout est né de l’association entre mon désir d’évoquer les attentats [de Madrid, ndlr], et la peinture de Zurbaran, qui me fascine et dont j’avais envie de parler aussi. Ces deux idées se sont nouées sans que je sache très bien moi-même pourquoi. Mais, dans ce roman, la peinture de Zurbaran exprime les émotions de l’héroïne, Alice. Ou plutôt ses sentiments, sa vie intérieure : elle ne retient chez Zurbaran qu’un certain type d’œuvres, qu’on pourrait considérer comme froides, ce qui correspond à sa personnalité, puisque c’est quelqu’un qui se barricade contre ses propres émotions. L’utilisation du thème de la peinture est donc très différent de ce qui se passe dans mon premier roman.

     

    Votre intérêt pour les tableaux et les couleurs se double d’une fascination pour les étoffes… Y a-t-il, pour vous, une profondeur des apparences ?

     Je trouve qu’il faut bien attraper les choses par quelque part… Les perceptions, c’est très difficile à faire vivre par les mots, mais c’est à travers elles qu’on peut recréer le réel. Le rapport direct du corps aux choses est, je crois, plus parlant que la parole, parce qu’on est là dans un domaine qui relie l’intérieur à l’extérieur. Et je ne pense pas seulement aux perceptions visuelles : je rêverais de parvenir à décrire des odeurs.

    Pour revenir à votre question, l’amour d’Alice pour les étoffes, les vêtements, les parures et l’apparat dans certains tableaux de Zurbaran, ceux, notamment, qui représentent des saintes et où le personnage se détache seul sur un fond uni, correspond chez elle à un goût pour le masque, à un refus de se dévoiler. Elle trouve un certain confort dans la contemplation et l’amour de cette peinture. De façon générale, je crois que ce qu’on aime dans les œuvres d’art, c’est ce qu’elles nous renvoient de nous-mêmes. D’où le rapport changeant qu’on entretient avec les œuvres, qu’on aime ou qu’on aime moins à tel ou tel moment de la vie, en fonction de sa propre évolution. À la fin de Quitter Madrid, si Alice paraît rejeter la peinture de Zurbaran, ou du moins prendre plus de distance par rapport à cette peinture, c’est parce qu’à travers elle c’est elle-même, telle qu’elle était à une certaine époque, qu’elle rejette. Il me semble que le rapport à l’art nous permet ainsi de nous découvrir, de nous connaître, surtout quand il s’agit d’images : la peinture ou la photo s’imposent, sans qu’on comprenne forcément pourquoi d’abord.

     

    Vos héroïnes ont un rapport troublé à leur corps, aux autres, et se tiennent souvent comme en retrait par rapport à la réalité commune. Une certaine forme de décalage définit-elle aussi pour vous la position de l’artiste ou de l’écrivain ?

     Je n’avais pas de volonté consciente de faire d’Alice une héroïne qui se tienne à côté du monde. Dans l’ensemble, je ne cherche pas délibérément à « décaler » mes héroïnes. Ce qui est, au fond, un peu inquiétant, parce que ça tendrait à dire que je suis décalée moi-même ! Bref, pour répondre à votre question, si elles sont décalées je dois bien l’être moi aussi, en tant qu’écrivaine.

     

    Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?

     Pour l’instant, sur rien du tout ! Le confinement, et l’école à la maison avec mes deux filles, m’ont détournée de tout projet littéraire. Car si l’écrivain est peut-être en décalage avec le monde, encore faut-il que le monde soit bien là… En ce qui me concerne, quand je suis coupée de la réalité extérieure comme nous l’avons été pendant cette période, je n’ai aucune inspiration. Quand tout arrive par des écrans, je perds les impressions de tous les jours, qui sont ce qui me donne envie d’écrire. Souvent, si j’écris, c’est pour affronter des choses, dans la réalité quotidienne, que je ne comprends pas et qui m’agressent, que je trouve violentes. En sécurité chez moi, j’étais loin de ces choses…

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  • Elle vient de publier un premier roman chez Gallimard : Licorne. Rien de médiéval ni de fantastique là-dedans, mais l’histoire furieusement contemporaine d’une très jeune femme prisonnière des réseaux sociaux. Et, pour nous faire le portrait de cette nouvelle Emma Bovary, une prose quasi flaubertienne, la mélancolie en plus. J’ai dit (ici) mon admiration devant tant d’ironie, de subtilité et d’élégance, pour un coup d’essai. Cela valait bien un entretien…

     

    photo Nora Sandor

     Nora Sandor a voulu que cet entretien soit illustré par une photo prise en Bretagne...

     

    Comment en êtes-vous venue à écrire ?

     J’écris depuis que je suis petite, ce n’est sans doute pas original… C’est la lecture, et aussi une certaine solitude, qui m’ont amenée à le faire.

     

    J’éprouve le besoin de trouver des formes qui expriment la réalité d’aujourd’hui. Et puis, comme Maëla, mon héroïne, quand elle photographie la neige, j’écris pour sauver les choses de la finitude. À une échelle modeste, bien sûr…

     

     Comment écrivez-vous ?

     D’abord, je n’écris pas tout le temps. Il peut y avoir d’assez longs moments où je n’en éprouve pas le besoin. Il faut que j’aie une idée, et quelques phrases qui commencent à tourner dans ma tête, de façon un peu obsessionnelle. Après, je peux écrire assez vite et intensément. Licorne a été écrit en trois mois.

     

    À mesure que j’avance, je relis. Et je coupe beaucoup.

     

     Écrire, est-ce pour vous un travail ?

     Oui, si on entend par là poser un objet dans le monde. Ce qui correspond à une nécessité, pour moi. Et au sens, bien sûr, où il y a un travail sur le texte. Mais ce n’est pas ce qu’on pourrait appeler un travail aliéné.

     

     Y a-t-il des auteurs dont vous vous sentez proche ?

     Beaucoup… Parlons de ceux qui m’ont été proches dans l’écriture de ce roman-ci. Il y a eu Flaubert, bien sûr. Tout le livre est un hommage à Flaubert. Mais à d’autres écrivains aussi. Baudelaire, en particulier. On trouve plusieurs vers de lui dissimulés dans le texte. Par exemple, il y a quelque part la comparaison du ciel avec un couvercle.

     

    Et puis, il y a les moralistes du XVIIe siècle. En particulier La Bruyère, pour l’aspect satirique, et Pascal, pour le côté plus métaphysique. Maëla ressent l’angoisse des deux infinis…

     

     Madame Bovary cherchait dans la littérature des modèles sur lesquels calquer sa vie. Votre héroïne, Maëla, en cherche sur les réseaux sociaux. Pensez-vous qu’ils sont les fabriques de l’imaginaire contemporain ?

     Oui, je crois qu’ils proposent une forme d’idéal paradoxale. Ils fabriquent des modèles de masculinité (dans mon roman, c’est BodyMax (1)) et de féminité (BelleBeauté (2)). Ils renvoient aussi à un idéal très néo-libéral de réussite individuelle. En même temps, pour Maëla, ils sont la seule échappée possible hors de la vacuité sociale et existentielle qui est la sienne. La société ne lui offre rien qui la satisfasse. Elle rêve d’une autre existence possible, et le rêve, chez elle, prime sur le réel.

     

    Et elle est aussi face à l’absence de Dieu, d’où la référence à Pascal. Pour moi, c’était très important que le personnage, même s’il est considéré par moments avec ironie, ne soit pas seulement ridicule et éveille une forme d’empathie chez le lecteur. Maëla fréquente la fac, mais n’arrive pas à s’intéresser à ce qu’on lui enseigne. Sa sensibilité n’arrive pas à entrer dans le cadre académique qu’on lui propose. Pourtant, cette sensibilité est réelle, et trouve à s’exprimer ailleurs : dans son admiration pour le rappeur Mowgli, dont elle écoute les textes en boucle, dans son amour de la nature bretonne… La difficulté, du point de vue de l’écriture, était de faire sentir cela par un certain lyrisme, tout en bannissant le lyrisme romantique dont Flaubert se moquait dans Madame Bovary.

     

     Face à ces réseaux et à leur puissance, quels sont les pouvoirs de l’écriture ? Du roman, en particulier ? La littérature est-elle toujours d’actualité, au temps de Snapchat et YouTube ?

    D’abord, il est bien difficile de mesurer la puissance / impuissance de la littérature. Ensuite, je crois qu’elle peut se saisir d’un objet comme les réseaux sociaux et l’analyser, poser la question de leur sens, ce que les réseaux ne peuvent pas faire. Pour cette raison, c’est important de les prendre comme objet littéraire. Le problème, évidemment, est que la littérature parvienne à s’adresser à ceux qui ne sont pas, a priori, touchés par elle. Mais, dans l’idée, il n’y a pas concurrence entre elle et les réseaux, même si c’est le cas en fait. Donc, il ne faut pas désespérer !

     

    N’oublions pas non plus que les réseaux sociaux s’occupent parfois de littérature ou, en tout cas, de livres. Bookstagram permet à des groupes de lecteurs de partager leur passion pour tel ou tel livre.

     

    De toute façon, un point essentiel était, pour moi, de décrire cet univers des réseaux de façon axiologiquement neutre, sans jugement de valeur d’aucune sorte. Encore un principe flaubertien…

     

     Dans votre roman, la référence à Flaubert, justement, est explicite et revendiquée. Pensez-vous qu’il reste un écrivain moderne ?

     Oui, ne serait-ce que par son style. Bien sûr, il y a eu d’autres expériences littéraires, très différentes. Mais il y a chez Flaubert une universalité, un aspect qui ne se démode pas. Et c’est lui qui a ouvert la modernité où nous sommes toujours. Les réseaux soulèvent, sur un autre type de support, la question que Flaubert posait déjà : celle du rapport entre la virtualité et la réalité. Et la littérature, en tant qu’elle est porteuse de fictions, interroge cette frontière.

     

     Les refrains du rappeur imaginaire Mowgli, que vous évoquiez tout à l’heure, forment un contrepoint permanent à votre texte. Par ailleurs, votre propre écriture, ou, disons, celle de la narratrice, est très musicale. Quel rapport établissez-vous entre ces deux musiques ?

     Je voyais là la possibilité d’un effet de contraste intéressant dans cette introduction d’une forme d’expression, disons, « illégitime ». Et, bien sûr, on est dans une forme de parodie. J’hyperbolise…

     

    En même temps, les textes de Mowgli participent du désir de fuite dans le rêve qu’éprouve Maëla. On y trouve certaines des références à Baudelaire dont je parlais plus tôt. Mais c’est Baudelaire à l’heure des réseaux…

     

    Mowgli est un personnage un peu paradoxal. Il correspond, pour une part, au topos de l’artiste romantique, de l’artiste maudit. Mais, en même temps, il cherche à disparaître. Il entretient des versions contradictoires de sa propre biographie, et, au fond, se refuse à avoir une identité, alors que tous les autres personnages cherchent, au contraire, à en avoir une, très définie. Tous les discours s’engouffrent en Mowgli. D’ailleurs, il dit, comme La Bruyère : « Je rends au public ce qu’il m’a prêté ». Ses fans se livrent sans arrêt à des interprétations et à des commentaires de ses textes, ce qui est d’ailleurs une caractéristique des réseaux : les exégèses y circulent et s’y échangent sans cesse, notamment dans le domaine du rap. Sur le site genius.com (3), par exemple, les textes des rappeurs sont commentés presque mot à mot.

     

     Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?

     Je pense à un roman dont l’action se passerait dans le monde des écoles d’ingénieurs et de l’entreprise, avec, à l’arrière-plan, les problèmes de l’écologie. Pour l’instant, j’essaie de me renseigner, de lire, de rencontrer des gens. Il devrait y avoir deux parties, l’une à Paris, l’autre à Berlin. Et, cette fois, une narratrice à la première personne.

     

    Mais toujours des personnages moyens, voire médiocres. Ce sont ceux-là qui m’intéressent.

     

    (1) Roi du fitgame sur les réseaux et amant de Maëla

    (2) Influenceuse, dans le domaine de la mode, qui fait rêver Maëla

    (3) Voir ici.Cliquer sur le texte pour faire apparaître les commentaires.

     

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