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Dépendance, Tove Ditlevsen, traduit du danois par Christine Berlioz et Laila Fink Thullesen (Globe)
Qu’est-ce qui fait la force d’un texte apparemment si simple ? me demandais-je à propos d’Enfance (2023), premier volume de la Trilogie de Copenhague, dont voici, après Jeunesse (2024), le dernier tome (1). La même question revient à l’esprit chaque fois qu’on retrouve la prose singulière (et si bien traduite) de Tove Ditlevsen, son usage systématique du présent, la trompeuse nudité de ses phrases, ses courts chapitres accentuant encore l’impression générale de rapidité.
Dehors/dedans
Il s’en passe, des choses, en aussi peu de pages !… Tove, qu’on avait, à la fin de Jeunesse, laissée seule au seuil d’une carrière d’écrivaine, est à présent mariée à un directeur de revue littéraire bien plus âgé et auprès duquel elle s’ennuie. Mais elle le quitte bientôt pour Piet, puis pour Ebbe, avec qui elle se remarie et dont elle a une petite fille. Plus tard, une seconde grossesse la confronte aux angoisses d’un avortement dans le Danemark de l’après-guerre. Encore un peu plus tard, nouvel avortement, après une aventure d’un soir avec Carl, un jeune médecin. C’est lui-même qui pratique l’opération, non sans avoir injecté à la jeune femme un analgésique aux effets merveilleux. Voilà Tove amoureuse « d’un liquide clair tiré d’une seringue » plutôt que « de l’homme qui mani[e] la seringue ». Elle quitte Ebbe, épouse Carl, et la seconde partie raconte une longue descente dans les enfers de la drogue puis de la désintoxication. Tove sera sauvée par celui qui va devenir son nouveau mari. Mais le manque « ne mourra jamais vraiment, aussi longtemps que je vivrai », conclut celle qui mettra fin à ses jours en 1976.
En marge de ces événements elle aura publié deux romans, de nombreux poèmes, conquis l’aisance et la notoriété. En marge… L’activité essentielle, l’écriture, reste en effet comme hors champ, si ce n’est sur un plan strictement matériel : rien quant à la conception des œuvres ou simplement leur contenu. Et cette ellipse est emblématique de la position singulière que l’auteure-narratrice adopte par rapport à elle-même dans l’écriture. Elle ne s’aventure que rarement dans ce qu’elle nomme, à l’occasion d’une des rares exceptions, « les profondeurs obscures de [son] esprit ». Cependant on ne la quitte jamais. Sans pourtant s’éloigner des faits, seule matière apparente du récit – les sentiments et les humeurs étant des faits comme les autres.
« … en cachette dans un coin… »
Un tel choix narratif revient à exclure radicalement tout effort interprétatif, analytique ou explicatif, sans parler d’idéologie ou de morale. C’est la guerre, le Danemark est occupé. De temps à autre, un des jeunes amis de Tove s’interroge mollement : « Peut-être (…) devrait-on rejoindre la Résistance ». Mais Tove « trouve cette idée stupide » et, quand il s’agit de son propre mari, lui déclare sans ambages : « Je me fiche que tu joues aux gendarmes et aux voleurs (…), j’ai autre chose à penser ».
Ses prises de position sur le monde qui l’entoure seraient-elles plutôt à chercher du côté du féminisme ? Ferait-elle ici, comme le suggère la quatrième de couverture, l’autoportrait d’une femme « prise au piège du bon vouloir des hommes » ? « Aucun homme ne m’avait encore jamais dit non », constate-t-elle quand, bien tard, cela arrive quand même une fois… Il est vrai que le récit parcourt la succession de ses maris, et que l’un d’entre eux joue clairement d’une addiction qu’il a lui-même provoquée. Mais si Tove, qui reconnaît ne pas pouvoir vivre sans présence masculine, avoue avoir toujours aspiré à « être normale et ordinaire » ou rêver « d’un jeune homme ordinaire qui craque pour les filles aux longs cheveux blonds », il semble malgré tout difficile de voir en elle une femme aliénée ou qui dépendrait de ses compagnons successifs.
De quoi dépend-elle ? De la drogue, ce « secret délicieux », et de l’écriture, ce « quelque chose de secret et d’interdit (…), que l’on fait en cachette dans un coin ». Surtout, elle est accrochée à elle-même, « trop occupée par [sa] propre vie, [son] propre avenir » pour s’intéresser à grand-chose d’autre. Le vrai secret de son écriture est peut-être là : dans un égocentrisme pleinement et ingénument assumé. Tove Ditlevsen se bat pour elle-même et s’achemine vers elle-même. Comme Enfance, le premier tome, comme La Trilogie dans son ensemble, ce volume raconte une libération, qui commence dès les premières phrases. « Je [me] sens (…) comme prisonnière d’une image », dit la toute première ; et la deuxième enchaîne : « Je me réveille tous les matins vers cinq heures et m’installe pour écrire sur le bord du lit »… Écrire, pour se défaire de toutes les entraves et être soi. Cette volonté de liberté farouche, insouciante des attachements, des règles, de tout souci du collectif dans une société faite par des hommes, voilà, si l’on veut, le féminisme de l’écrivaine danoise. Voilà aussi ce qui donne à son œuvre un côté violemment et profondément enfantin. La fidélité à l’enfance, à son narcissisme sans remords, à son exigence d’authenticité sans nuances, c’est cela qui séduit et emporte dans son écriture faussement et vraiment transparente.
P. A.
(1) Voir ici et ici. Les trois volumes chez le même éditeur et avec les mêmes traductrices.
Illustration : Tove Ditlevsen
Tags : Tove Ditlevsen, Dépendance, roman danois, rentrée 2024, La Trilogie de Copenhague
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