Eklablog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Bonheur d’occasion, Gabrielle Roy (L’Olivier)

Quanrtier Saint-Henri, maison dite "de Jean Lévesque"

À Montréal, une place s’appelle Parc-du-Bonheur-d’Occasion. Hommage parmi d’autres rendus à un roman qui, à sa parution en 1945, connut un succès considérable – des deux côtés de l’Atlantique, puisque l’édition Flammarion de 1947 fut couronnée par le prix Fémina. Gabrielle Roy (1909-1983) écrivit par la suite une trentaine d’autres romans, des contes, des nouvelles, avant « une éclipse de quelques décennies », comme dit la quatrième de couverture du volume paru aujourd’hui à L’Olivier, lequel met fin à ladite éclipse.

 

Le « premier roman urbain de la littérature canadienne », a-t-on aussi dit. La place dont je parlais en témoigne, au cœur du quartier jadis ouvrier de Saint-Henri. Gabrielle Roy s’inspira des reportages qu’elle y avait réalisés pour écrire ce que l’éditeur actuel appelle une « fresque romanesque ».

 

Les rues de Saint-Henri

 

Une fresque ? Si le volume est épais, l’action s’étend sur quelques mois seulement de l’année 1939, alors que le Canada vient de déclarer la guerre à l’Allemagne. Et les personnages sont relativement peu nombreux. La première à entrer en scène, c’est Florentine Lacasse, jeune serveuse de restaurant qui rapporte à ses parents l’essentiel de son salaire. Elle tombe amoureuse de Jean Lévesque, ouvrier possédé par le désir de s’élever, cynique, égocentrique, qui l’abandonnera sans savoir qu’elle est enceinte. Cependant il y a Emmanuel, qu’elle n’aime pas mais qui, issu d’un milieu plus bourgeois, lui offrira sans connaître davantage son état l’amour, le mariage, une vie enfin sauvée de la misère. Les parents de Florentine s’en trouveront bien aussi : Azarius, le père, fantaisiste, un tantinet évaporé, plein de charme ; Rose-Anna, belle figure de femme du peuple, sur qui les responsabilités retombent. Les autres, frères, sœurs, camarades, restent pour l’essentiel au second plan.

 

Tous vont, viennent, se cherchent, se croisent dans les rues de Saint-Henri, semées de « filatures », de « silos à céréales », d’« entrepôts », où se pressent « maçons blanchis de chaux, menuisiers chargés de leurs coffres, ménagères », tandis que, « là-bas, voyagent les chalands plats,  les cargos, les pétroliers, les barges des Grands Lacs ». Le quartier, avec ses couleurs et ses bruits, est un personnage à part entière, et l’auteure est experte en cet art aujourd’hui négligé : la description. Les moyens dont elle use, on les reconnaît tout de suite : « Florentine voyait, aux étalages, la pente bien équilibrée des pommes rondes à peau lisse, les oignons d’un bleu veiné de violet, les laitues fraîches… » ; « C’était un homme de belle taille en livrée de chauffeur de taxi » ; « Sous le trait surélevé des sourcils épilés que prolongeait un coup de crayon, les paupières en s’abaissant ne livraient qu’un mince rayon de regard mordoré, prudent, attentif et extraordinairement avide »… Grossissement du détail, énumération, formules frappées, emploi fréquent de Et en tête de phrase… On est, pas de doute, du côté de chez Flaubert et Zola ; plutôt le premier pour le goût fasciné des choses, le second pour le réalisme appuyé, la dimension sociale et, surtout, le travail sur l’oralité. Car la musique singulière du récit vient souvent du contraste entre le discours d’un narrateur soucieux de style et la parole de personnages qui s’expriment dans la langue propre au petit peuple de Montréal : « J’étais pas encore rendu à te demander ce que tu fais à soir » ; « Un gars vient qu’il en a assez de quêter un dix cennes pis un vingt-cinq cennes » ; « J’étais pas aussitôt greillé d’un compagnon de route qu’on s’est mis à lever la patte drette pis la patte gauche »…

 

D’hier et d’aujourd’hui

 

Ce parler minutieusement reconstitué ne déborde que rarement dans le discours indirect libre, autre procédé caractéristique du naturalisme, et qui abonde. C’est que, là, on entre dans les pensées des héros. La principale préoccupation de Gabrielle Roy n’est pas de décrire des modes d’existence ni même de dénoncer des conditions de vie. Certes la démonstration est implacable : au fil du récit, s’engager, partir faire la guerre se révèle la seule solution à la misère économique comme au désarroi moral d’individus accablés par la crise des années 1930 et pour lesquels le conflit constitue une échappatoire et un refuge paradoxaux. Mais si tous sont, à leur manière, exemplaires, et soumis à cette fatalité qui a parfois fait taxer l’auteure de pessimisme, tous sont, d’abord, fortement individualisés. Chacun sa psychologie particulière et sa vie intérieure, qui prend autant de place que les contraintes externes.

 

L’usage presque systématique de la vision par-derrière répond à ce double objectif : laisser exister des individus singuliers tout en soulignant les limites de leur autonomie : « Ses pensées errèrent, d’abord décousues, sans suite… » ; « Au fond de sa nature trouble, une curiosité sauvage s’annonçait » ; « Un affolement s’empara d’elle »… Idées, sentiments, émotions surgissent comme de l’extérieur, tributaires de circonstances impondérables, effets du moment, de l’ambiance, de l’atmosphère… Gabrielle Roy pratique la psychologie atmosphérique.

 

Là encore, on n’est pas très loin du naturalisme à la française. Mais l’écrivaine canadienne le pousse dans des finesses et des recoins qui ne sont plus du XIXe siècle. Sa solidarité avec les pauvres, son désir de justice sociale, l’importance première qu’elle accorde aux femmes, aux « besogneuses (…) qui, depuis des siècles, voi[ent] partir leurs maris et leurs enfants », sont également d’aujourd’hui. Ce beau roman classique est un grand roman contemporain.

 

P. A.

 

Photo www.entrepotsdominion.com

Retour à l'accueil
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article