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Depuis Henry James, on sait bien que dans les histoires de fantômes « un enfant donne un tour de vis de plus à notre émotion » (1). C’est donc un enfant, en costume vieillot d’écolier, que, dans une maison vide et promise à la vente, une agente immobilière espagnole voit soudain apparaître, tel « une émanation naturelle des murs, de l’air saturé de poussière dorée en suspension »…
Ainsi commence un récit fantastique d’abord classique, où ne manquent pas les obligatoires possibilités d’explications naturelles du surnaturel. En l’occurrence, elles sont d’ordre psychologique. Notre agente anonyme possède un don particulier : là où, dans une maison, « la plupart des gens ne voient que ciment ou briques, pour elle il y a des corps, des caractères, une chair intime et malléable ». Elle distingue au premier abord « quelque chose d’opaque dans le vestibule », repère « le mur que quelqu’un a trop longtemps fixé », « la salle de bains où a pleuré une adolescente ».
« … une guêpe dans une carafe en verre… »
Et à ce qui pourrait passer pour une déformation professionnelle viennent s’ajouter d’autres facteurs. Cette femme de trente-six ans est assez étrange… Les maisons lui sont « un pont pour percevoir ce qu’elle ne peut percevoir chez les personnes », dont semble la séparer une sorte de distance. L’homme avec qui elle vit, « elle ne l’aime pas, (…) c’est ainsi qu’elle l’aime ». Au demeurant, il la quittera bientôt sans que cette séparation paraisse autrement l’affecter. Elle a peut-être une mère, dont on évite de parler, et en tout cas un père, ancien coiffeur, qui lui lave ou lui coupe les cheveux pour leur plus grand plaisir à l’une comme à l’autre. Ainsi qu’un patron, qui lui demande de venir avec lui enterrer le chien qu’il adorait…
On apprend tout cela au cours d’une longue (à l’échelle d’un roman très court) première partie. En parallèle, la jeune femme fait faire un double des clés, décourage les acheteurs potentiels, retourne dans la fameuse maison, s’y voit elle-même, puis comprend que ce reflet « n’est qu’une marionnette, un hameçon. L’hameçon dont s’est servi l’enfant pour l’attraper ». Elle s’installe alors avec lui sur les lieux, assez longtemps pour comprendre qu’il n’est pas un fantôme, pour finir, mais qu’il est là « captif et vivant, comme une guêpe dans une carafe en verre ». Sur quoi débute une seconde partie, plus rapide, où le lecteur se trouve placé au point de vue du jeune garçon. On y trouvera une manière d’explication – et, pour ce qui est des deux personnages, de délivrance.
« Quelqu’un qui aide quelqu’un d’autre… »
On y comprend aussi que, comme l’auteur le dit dans ses Remerciements terminaux, « il s’agissait de quelque chose de tout simple ». À l’image du piège tendu par l’enfant à l’adulte, la construction d’ensemble était trompeuse mais rigoureuse : le portrait de femme et la psychologie cachaient une histoire d’enfance et ce qu’on pourrait sans doute ramener grossièrement à une affaire de boucle temporelle ou de déchirure de l’espace-temps. Cette construction obéissait à un jeu de symétrie/dissymétrie aussi simple que subtil : elle et ses pères/ lui et sa mère, le décalage elle/lui rendant possible la rupture finale.
C’est l’histoire de « quelqu’un [qui] aide quelqu’un d’autre », dit encore Andrés Barba. Si cependant la femme peut aider l’enfant, c’est parce que lui-même l’a aidée. De son point de vue à elle, les choses se résument ainsi : « Un enfant l’a sortie de la vie. Un enfant l’a rendue à elle-même ». Comme si l’un supposait l’autre… Le récit déploie, à côté des événements quotidiens et doublant en permanence leur succession, un espace de l’intime, semi-conscient, ouvert aux marges du langage comme le monde de la sous-conversation cher à Nathalie Sarraute. On s’y retrouve au plus près de soi, et l’on s’y dit, comme l’agente immobilière face à son double : « Alors je suis comme ça » et, presque dans le même souffle : « Je ne suis pas moi ». On y éprouve des sensations vaguement honteuses, « odeur grasse et parfumée » des cheveux coupés, « fermeté attirante de son propre corps », répugnance et fascination pour « les gencives des autres ». On y est traversé de désirs et de pensées inavouables, d’envies « incapable[s] d’atteindre ce moment où les sentiments s’emparent du corps et en font ce qu’ils veulent ».
Le monde où l’enfant du récit est prisonnier, c’est aussi cet univers de la proximité à soi, et le lecteur y plonge avec le personnage féminin, dont il partage le vertige. L’espace et le temps y obéissent à des lois qu’on dirait inventées à mesure par l’héroïne ou le narrateur. La première les découvre, mais le second les invente – avouant au passage travailler sur des éléments disparates qu’il s’efforce d’organiser : « Le récit se brise d’arrière en avant, elle ne sait pas si le père s’en va parce que la mère nage, ou si le frère écrit parce que le père s’en va ». Tout s’éclairera dans la seconde partie, qui viendra parachever ce travail de mise en ordre… ou en récit. Une formule la scande, la formule magique des conteurs : « C’est arrivé comme ça ». L’espace secret qu’explore le romancier espagnol est celui de la littérature. Nous l’y voyons se faire sous nos yeux.
P. A.
(1) Henry James, Le Tour d’écrou, traduction Le Corbeiller
Illustration : https://artifexinopere.com