Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Cléopâtre, petite fille sympathique, réagit un jour spontanément, sans savoir pourquoi, à l’appel du nom de Chantal. Il n’en faudra pas plus pour que, quelques années plus tard, élève dans la « classe enrichie » d’un collège élitiste, elle se persuade soudain de souffrir de ce qu’après des recherches en ligne elle estime être un « trouble dissociatif de l’identité ». « Je suis sûre et certaine qu’une autre entité prend possession de moi », affirme-t-elle sans manières à la psychologue chez laquelle on l’envoie. Mais elle précise « accept[er] [sa] situation à cent pour cent » : « jalouse de l’identité qui la parasite » (Chantal, probablement…), elle souhaite « la voir prendre le contrôle ».
Fin ouverte et pauvres ados
Les trous de mémoire de l’adolescente, qui semble avoir tout oublié de sa petite enfance, sont censés confirmer son diagnostic, de même que les résultats scolaires en baisse de celle qui jusqu’alors accumulait bulletins élogieux et récompenses, disposés à domicile par sa mère sur un « autel de la réussite ». Cependant rien dans le comportement de Cléopâtre ne vient sérieusement étayer l’hypothèse d’un dédoublement à proprement parler. Où tout cela va-t-il nous mener ? On se le demande, et on n’aperçoit que très tard le pot-aux-roses : Marie, mère de Cléopâtre, laquelle en réalité s’appelait bel et bien Chantal, a entrepris, après avoir rompu avec son ancien mari et toute sa famille, de les effacer de la mémoire de sa fille, dont, se découvrant « un véritable don pour le mensonge, l’invention de mythes fondateurs ou la dissimulation de données généalogiques », elle a entièrement remodelé le passé : anecdotes imaginaires illustrant les qualités exceptionnelles prêtées à l’enfant, faux bulletins, « médailles au nom de Cléopâtre », etc. Comment tout cela finira-t-il ? Ça ne finira pas. Laurence Provencher, « diplômée en communication ainsi qu’en rédaction professionnelle », ne sait visiblement pas comment finir, et opte donc pour ce qu’on appellera avec quelque indulgence une fin ouverte.
« Jusqu’où est-il possible de mentir et de distordre la réalité pour le bien d’une personne que l’on prétend aimer ? », s’interroge le communiqué de presse, dans un effort pour résumer le sujet du roman. La forme interrogative et l’embarras de la formulation indiquent assez le problème : quel est exactement le sujet ? Certes, le sujet est secondaire, je le dis assez souvent, tout peut faire littérature. Mais encore faut-il un sujet, quel qu’il soit. Ici, de quoi s’agit-il ? D’une histoire de mère et de fille, et d’une fille condamnée à porter les ambitions déçues d’une mère ? D’un pamphlet dénonçant le culte de la performance, notamment à l’école, dont l’auteure donne une vision toute de jeunisme et de démagogie – enseignants caricaturaux et exigences tyranniques ne laissant pas aux pauvres « ados » « de temps à tuer au centre commercial », ce qui, reconnaissons-le, vaudrait mieux que de « se taper la lecture d’une pièce de Molière » ?...
Alacrité et acrimonie
Est-ce un thriller psychologique ? Ah, quel thriller ce pourrait être, si les données de départ étaient poussées au bout des possibilités qu’elles recèlent en matière de suspense, de malaise et de rebondissements ! Hélas, on se noie dans les détails, le moindre personnage secondaire a droit à de longs développements, et tout avance trop lentement pour qu’une tension dramatique quelconque soit vraiment perceptible avant les cinquante dernières pages (sur plus de deux cents). Et l’écriture proprement dite achève de dédramatiser. La langue, dont on ne sait pas toujours s’il faut attribuer les bizarreries aux singularités du québécois ou à la méconnaissance du français, n’est pas en cause de ce point de vue-là. C’est le ton qui ruine d’avance toute possibilité d’angoisse : « Des ronds presque parfaits de cuir chevelu où aucun poil ne fait coucou » ; « Le jeune couple avait déménagé (…) et la flamme qui les animait avait maintenant de la place pour s’étirer les jambes »… L’alacrité permanente et surjouée, la curieuse volonté de faire drôle quoi qu’il en coûte viennent neutraliser tout ce que le récit pourrait avoir de dérangeant.
Et de faire drôle dans un registre qui, plutôt que grinçant, donne franchement dans l’acrimonieux. L’aimable Cléopâtre permet seule, quand on éprouve la sympathie et l’intérêt qui sont les miens pour l’adolescence, d’aller jusqu’au bout. À part elle, à peu près tout le monde en prend pour son grade. Mélanie, sœur de Marie, éprouve en pensant à celle-ci un « sentiment d’injustice saupoudré de jalousie, qui goûte le reflux gastrique, qui sent le frigidaire sale, qui creuse davantage la ride de lion qu’elle n’a pas les moyens de se faire botoxer ». Tel quel. Le directeur du collège autorise-t-il Cléopâtre à repasser un examen raté ? Il est « incapable de cacher la satisfaction que lui procure sa position de bienfaiteur »…
Pourquoi tant de haine ? On ne sait pas. En l’absence de réel sujet, il est encore plus difficile de discerner un vrai propos. D’ailleurs, pourquoi le roman s’intitule-t-il Luxée ? Pourquoi, en somme, Luxée ?
P. A.
Illustration : www.parismuseescollections.paris.fr