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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Sud, Antonio Soler, traduit de l’espagnol par Guillaume Contré (Rivages)

www.mamawax.frOh, il pourrait compter 200 pages de moins, peut-être… Mais pas plus. Si les 600 pages du roman d’Antonio Soler peuvent sembler un peu excessives, une longueur minimale était nécessaire sauf à estomper ce qui fait sa force : l’excès, justement, ou, pour être plus précis, la frénésie.

 

Celle du récit en tant que tel, d’abord. Une ville dans le sud de l’Espagne… C’est le petit matin et, sur un terrain vague, le quasi cadavre d’un homme gît, déjà parcouru par des armées de fourmis. 600 pages plus loin, la veuve de cet homme à présent trépassé fume sur son balcon et regarde la nuit sur la mer. Entre-temps, on aura fait la connaissance d’une bonne cinquantaine de personnages, représentant toute la diversité possible en fait d’âge, de classes sociales, de sexe et d’orientations sexuelles. Ils se connaissent ou pas, indirectement ou de près. Il y a Céspedes, vieillissant, désabusé, mis dehors par son épouse et passant une journée avec celle qui sera peut-être sa dernière conquête. Il y a Jorge, « le lâche », et Ismael, « le fou », avec leur mère, Amelia, réceptionniste dans un hôtel et couchant avec le gérant dans la voiture de ce dernier. Il y a leur cousin, Floren, avec son employé, Pedroche, tyrannisé par Belinda, sa femme, énorme et ravagée par des délires mystiques. Le Bambin Olmedo avec son acolyte, Tato, qui voleront audit Pedroche l’argent et les bijoux donnés par son épouse au curé, lequel venait de les restituer à leur propriétaire. Raimundo, avec Eduardo, musiciens des rues et drogués. Dioni, l’homme du terrain vague, dont la femme savait depuis longtemps où le menaient ses errances nocturnes mais va devoir à présent l’expliquer à leur fils, Guille…

 

Dans la fourmilière

 

Leurs histoires se recoupent ou se déroulent en parallèle. On passe de l’un à l’autre, et ces va-et-vient accentuent l’impression de les voir s’agiter frénétiquement tandis qu’ils se désirent, se haïssent, se tuent, sur fond de paysage urbain le plus souvent périphérique et sinistre. Tissant, comme les fourmis, « un réseau mobile toujours plus ample (…) sur un sol surchauffé ». Car la folie du climat s’ajoute à celle des hommes : le terral souffle sur la ville, « un vent du désert, desséché, qui (…) vide tout de la moindre trace d’humidité », si bien qu’il « suffirait de frotter une allumette pour que l’air s’enflamme ».

 

C’est l’enfer, peint par un Jérôme Bosch hispanique et d’aujourd’hui. Dans le grouillement de la cité-fourmilière, les sept péchés capitaux, ainsi que tous les autres, se déchaînent : avidité, violence, obsession sexuelle omniprésente jetant chacun dans la poursuite de son propre plaisir, avec un égoïsme absolu. Tous ou presque pourraient faire leur la devise de l’un d’entre eux, « composée de deux chapitres. I : Je peux me le permettre, et II : Je le mérite ».

 

Tous ou presque sont méchants et malheureux, dans un monde que le chaos des choses, des actes et des pensées teinte d’absurde, d’ironie grinçante et d’humour noir. « Les tétons de Lori » sont « de petits animaux dont seul le museau dépasse (…) du terrier ». Yubri, qui, épris de sa sœur, vient d’assassiner leur père, lequel la violait, « écart[e] le chien du sang » en se demandant « si dans la prison le même coiffeur que lors de son incarcération précédente ser[a] toujours là »…

 

Réseau

 

Ce dernier exemple est particulièrement emblématique de l’écriture de ce roman choral, où la frénésie est aussi et d’abord celle du texte, admirablement rendue par la traduction de Guillaume Contré. Hyperréalisme confinant au lyrisme, art consommé du dialogue comme du monologue intérieur – comment s’en étonner, s’agissant d’un auteur « membre fondateur de l’Ordre littéraire des Finnegans, qui se réunit à Dublin tous les 16 juin pour le Bloomsday » ? Mais, surtout, c’est la virtuose construction en « réseau » qui illustre et déploie une grande question joycienne : celle du contraste entre discontinuité du langage et continuité au moins apparente du monde, doublée ici d’une autre contradiction, entre isolement des consciences et fonction homogénéisante de l’instinct, tant social qu’animal. Notre auteur exhibe et organise ce double conflit en usant de multiples techniques lors du passage d’un personnage et, donc, d’une ligne narrative, à l’autre : ruptures, contrastes, mais aussi faux parallèles, glissements par reprise d’une phrase ou par la répétition d’un nom propre…

 

Málaga (si la ville natale d’Antonio Soler est celle qu’il faut imaginer ici) n’est pas Dublin, certes. Pourtant, à lire Sud, elle en semble, compte tenu des différences de climat, de culture, d’imaginaire, étrangement proche. Et 600 pages, après tout…

 

P. A.

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