Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Dans une profession de foi qui mériterait d’être relue par un de leurs correcteurs, les éditions Sinope, jeune maison néanmoins sympathique et dynamique, annoncent, sur leur site, leur intention de « redonner de la valeur au texte lui-même ». Comment ne pas adhérer à un tel programme ? Et comment ne pas se pencher avec intérêt sur un catalogue qui propose, à côté d’auteurs d’aujourd’hui, Edmond Jaloux, Léon Frapié, Rosny aîné – sans compter Mirabeau, Élisée Reclus ou Zamiatine… ?
Après deux livres chez Arléa, c’est sous la couverture de cet éditeur, dont le credo cité plus haut lui va bien, qu’Hélène Veyssier publie son troisième roman. Avec elle, décidément, ombre et lumière jouent un grand rôle : celles des tableaux, comme dans Comme une ombre portée (Arléa, 2019, voir ici) ; celles des souvenirs et des rêves peuplant des vies en clair-obscur, sur lesquelles, comme dans Jardin d’été (Arléa, 2020, voir ici), persiste à planer un événement inaugural.
Passés superposés
Quel événement étend son ombre sur l’existence d’Agnès, jeune, puis moins jeune prof de fac ? Est-ce le suicide d’Antoine, cet ancien ami d’enfance devenu amant pour une nuit, à qui elle venait d’envoyer une lettre disant « qu’elle ne ressent[ait] rien pour lui qui puisse conduire à de l’amour » ? Ou est-ce plutôt un de ces jeux vécus jadis avec Antoine sur le viaduc désaffecté et interdit, à Orsay, chez les grands-parents ? À moins que ce ne soit le départ du père de la petite Agnès, alors qu’elle lui avait crié deux jours plus tôt : « Papa, je ne t’aime plus, va-t-en »…
Retour du passé, superpositions, ressemblances, échos de toute sorte mettent ce récit, où l’influence du romantisme allemand se confirme, aux confins, jamais franchis, du fantastique. Il y a un jeune autostoppeur qui ressemble au défunt Antoine, et un jeune galeriste qui, bien qu’étant son neveu, ne lui ressemble pas. Le père d’Agnès était peintre, Antoine peignait. Au mur du psy qu’elle va voir quelque temps, Agnès se reconnaît dans un tableau de Hopper montrant une femme assise devant une fenêtre ouverte. Dans la galerie du galeriste, elle découvre un tableau d’Antoine où elle reconnaît son enfance…
Viaduc
Le récit avance ainsi porté par des objets, des paysages, des images que leur insistance, dans le texte comme dans la mémoire du personnage, chargent d’un sens énigmatique : « vitre (…) striée de gouttelettes », « rampe de bois verni avec au niveau du premier palier une griffure dans sa courbe », signifiants au sens quasi lacanien, que semble unir et résumer l’image obsédante du viaduc – « "du latin via la voie et ducere conduire" avait dit l’institutrice ». Où conduit le viaduc d’Agnès, à travers une vie où, de l’extérieur, il ne se passe à peu près rien, mais où tout prend un sens qui s’exprime dans les bouffées d’anxiété, les rêves, les monologues intérieurs parents de ceux de Nathalie Sarraute ? C’est l’histoire d’un cheminement à l’aveugle, lequel mène pourtant (ou justement), avec l’aide d’un tableau miraculeux, du neveu, de sa galerie, à une révélation, et avec elle à la fin de l’enchantement qui transissait la vie de l’héroïne : non, elle n’était « pas coupable » ; « tout revient, tout s’agrège, puzzle reconstitué ». Cette libération débouche sur une fin trop heureuse avec Polynésie de carte postale (mais c’est un peu exprès), sur laquelle on passera vite. L’essentiel reste la musique obsédante d’une écriture toute en demi-tons, et l’impression subtile d’un mystère qu’aucun dénouement ne pourrait complètement dissiper. Le mystère d’une vie… Comment ferait-il place à la pleine lumière ?
P. A.