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Pourquoi ne pas l’avouer ?... Je n’avais pas lu Han Kang. Mais l’intérêt principal du prix Nobel a justement toujours été de révéler des œuvres souvent lointaines et méconnues. Désireux de remédier à mes ignorances, je suis allé au plus simplement accessible : ce roman publié par l’écrivaine sud-coréenne en 2021, dont la traduction est parue en 2023.
Il pourrait s’intituler Le Voyage d’hiver, et le personnage principal en est la neige. Tout commence par temps de canicule, mais la narratrice, Gyeongha, rêve de neige. D’un immense champ de neige « hérissé de milliers d’arbres noirs sans cimes ni branches ». Ce rêve cristallise les obsessions qui l’habitent depuis la parution d’un livre qu’elle a consacré aux massacres perpétrés pendant la guerre de Corée dans la moitié sud de la péninsule. Obsessions qui lui ont fait quitter sa famille, et s’accompagnent de troubles physiologiques divers. On la voit se débattre dans cet état morbide, c’est l’entrée en matière, et la première étape d’un trajet initiatique qui ne débutera pour de bon que l’hiver suivant.
Gyeongha reçoit alors un message de son amie Inseon, hospitalisée à Séoul après avoir été retrouvée évanouie pour s’être blessée dans la maison isolée, sur l’île de Jeju, où cette vidéaste s’était reconvertie à l’ébénisterie. Inseon demande à Gyeongha d’aller là-bas nourrir son perroquet blanc. Gyeongha y va. En avion, en bus, à pied, au milieu d’une effroyable tempête : « La forêt tremble et hurle. La neige s’envole des arbres (…). La route serpente à travers la forêt de cèdres dense (…), c’est comme si le paysage de mon rêve était encore vivant ».
« L’eau ne disparaît jamais »
Après avoir failli se perdre dans la nuit et mourir de froid, Gyeongha atteint enfin l’atelier-maison. L’oiseau est mort. Est-il bien mort ? Il reviendra voleter plus tard, dans la lumière incertaine d’une bougie. Est-ce alors Gyeongha qui est morte ? « Tout ce que j’ai vécu est devenu un cristal. Je ne ressens aucune douleur. Des instants par centaines de milliers, aussi nombreux et aussi complexes dans leur structure que des flocons de neige, scintillent à l’unisson »… Mais peut-être est-ce Inseon, soudain apparue dans sa propre maison, bien loin de l’hôpital où elle est censée se trouver, et dont le corps ne produit pas d’ombre sur le mur, qui ne fait plus partie des vivants… « L’eau ne disparaît jamais, elle circule », songe la narratrice. « Dans ce cas, il n’est pas impossible que les flocons qu’Inseon a reçus dans son enfance soient ceux qui tombent à présent sur mon visage ». La neige, qui efface les limites, établit une continuité entre le présent et le passé, comme le font d’autres éléments de la nature : le feu ; l’eau et le vent, omniprésents dans ce monde de ténèbres. Inseon raconte à Gyeongha que, marchant dans la forêt un jour de tempête, elle a compris que les morts qui hantent l’île « étaient là », et qu’elle marchait « en [se] frayant un chemin parmi ces gens vêtus de vent ».
Car une conversation hallucinée a lieu dans la maison nocturne entre les deux amies inexplicablement réunies. Inseon raconte à la narratrice comment elle en est venue à enquêter sur le passé de son père et, surtout, de sa mère, découvrant ainsi l’ampleur de massacres accomplis entre 1948 et 1950 dans l’île de Jeju par l’armée, la police et les paramilitaires chargés, avec la bénédiction de l’état-major américain, d’exterminer les « communistes », nourrissons compris. (Massacres à présent connus et documentés après que leur commémoration a été longtemps interdite en Corée du Sud.)
« Violence hors limite »
C’est là le cœur noir d’un livre placé sous le signe de la blancheur. On y accède en franchissant toute une série de cercles concentriques. Le résumé que je tentais plus haut simplifie en effet beaucoup les choses. Le texte progresse par d’incessants mouvements infimes, qui sont autant de décalages dans le temps. On glisse ainsi de la narratrice, Gyeongha, à Inseon, de celle-ci à son père, puis à sa mère et, enfin, à son oncle, dont on découvre les tragiques destins mêlés. Et ces déplacements sont portés par des figures ou des motifs récurrents : la blessure, l’oiseau, le froid, les images de souterrains ou de profondeurs marines…
L’essentiel est ce voyage vers l’horreur, lequel, comme le titre l’indique, restera inachevé. Non qu’il laisse l’horreur dans l’ombre. Au contraire, il l’expose dans une lumière noire. « Je comprends enfin. Pourquoi Inseon a immédiatement répondu par la négative quand je lui ai demandé si elle ferait un film de cette histoire », dit Gyeongha. C’est, précise-t-elle ensuite, que « l’odeur des chairs et des vêtements imbibés de sang », « la phosphorescence des os », « la violence hors limite » en serait « absente[s] ». Ce commentaire sonne comme une mise en abyme et une défense, par l’auteure elle-même, de sa propre pratique. Loin du réalisme historique ou de la littérature de témoignage, il s’agit ici d’inscrire dans l’esprit du lecteur le cauchemar de la mémoire, par la force de l’écriture, de la construction du récit, et du réseau hypnotique des images. Ce qui, évidemment, est bien plus efficace. Il y a des prix mérités.
P. A.