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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Une vie pleine de sens, Pablo Casacuberta, traduit de l’espagnol par François Gaudry (Métailié)

www.prixm.orgD’abord, on a le sentiment que c’est un livre un peu déplaisant. Le héros-narrateur, David Badenbauer, probablement uruguayen, comme l’auteur, n’est pas sympathique. Il a beaucoup de comptes à régler, et il le fait avec tant de hargne qu’on en vient à se demander si ce ne sont pas un peu les comptes de Pablo Casacuberta, lui-même. David en veut à la psychanalyse (très implantée, faut-il le rappeler, en Amérique latine), dont il se fait une image puérile et contre laquelle il développe une agressivité suspecte. Il lui préfère, en bon neurophysiologiste, la vie secrète des synapses et le mystère des canaux ioniques, ce qui n’empêche pas la communauté scientifique et universitaire d’en prendre également pour son grade. Comme, aussi bien, la croyance religieuse, en particulier dans le judaïsme, auquel appartiennent tous les personnages. Au passage, la théorie et l’analyse littéraires (« probablement le jargon le plus impénétrable et pompeux concocté par les cercles universitaires du monde entier ») reçoivent aussi leur volée de bois vert.

 

Croasser jusqu’au bout

 

En somme, David en veut au monde intellectuel – c’est-à-dire, en fait, à tout ce qui l’entoure. Ses deux cibles principales, religion et freudisme, se trouvent confondues dans la personne d’un certain Herzfeld, psychanalyste, spécialiste du Talmud, et père possessif de Deborah, l’épouse de notre héros. Cet étrange personnage voue à son gendre une haine pathologique, qui ne se révélera que tardivement due au moins en partie aux délires de celui qui s’en croyait l’objet. Car la détestation de la psychanalyse a décidément ici tout du symptôme. L’histoire est truffée de conflits névrotiques, les parents du personnage principal ont « réussi à installer dans [son] esprit une version intériorisée et tordue de leur morale », et les pères, bons ou mauvais, grouillent. Outre le géniteur de David et son méchant beau-père, il y a un vieil éditeur, Blum, qui lui passe commande d’un livre où son « expérience de laboratoire » se mêlera à « des épisodes quasi intimes » tirés de son « histoire personnelle ». Puis il le recontacte pour qu’il soit l’auteur fantôme du dernier ouvrage, à peine esquissé, d’Iris Kaplan, écrivaine-vedette dans le domaine du développement personnel, laquelle vient de mourir. David se rend à Berlin pour signer le contrat. Herzfeld et Deborah en profitent pour le mettre à la porte de la maison familiale, entamer contre lui une procédure de divorce et tâcher de le priver de voir son fils – car l’homme, entre-temps, est devenu père lui-même.

 

Mais il est pris en charge par des pères de substitution : le propriétaire d’un entrepôt qui l’héberge dans une chambre sordide, un vieux rabbin qui lui donne de bons conseils, Blum, toujours, son bon ange. Je ne dirai pas les multiples mésaventures au terme desquelles David Badenbauer trouvera la paix. Elles sont longues. On se dit par moments que c’est un livre un peu agaçant. Le héros lui-même note, en marge de ses propres propos : « J’avais la nette sensation que ma tirade venait d’entrer dans le terrain de l’inacceptable, mais j’avais ouvert mon long bec et il ne me restait plus qu’à croasser jusqu’à ce que faiblisse ce nouvel accès de sincérité ». Cependant sa lucidité ne l’empêche pas de se lancer à tout bout de champ, comme d’ailleurs tous les autres personnages, dans d’interminables discours, et d’élaborer, pour son propre bénéfice ou celui de ses interlocuteurs, des théories plus ou moins scientifiques, qui, mises bout à bout, présenteraient certainement, pour qui aurait la patience de les lire intégralement, une cohérence. Il est vrai que le ton faussement solennel et emphatique introduit dans tout cela un peu de second degré – effet qui serait plus efficace sans les négligences syntaxiques dont la traduction est semée.

 

« Tous les livres sont des livres de développement personnel »

 

Ce que cherchent les lecteurs des livres que publie Blum, ce sont, nous dit-il, « des idées qui constituent un petit défi pour leur esprit mais qui peuvent aussi occuper un endroit voyant sur la table du salon ». On serait tenté d’appliquer la formule au roman de Casacuberta. Mais voilà, il y a aussi autre chose, et la mise en abyme n’est pas seulement, plutôt qu’involontaire, auto-ironique. Quand il écrit, à la demande du vieil éditeur, mais sous le contrôle tatillon de Herzfeld, son premier livre, David éprouve, à relater la mort de ses parents, un sentiment « de consolation imprévu et tardif ». Il doit reconnaître que, grâce à son beau-père, il a été contraint de « pénétrer dans le territoire de [ses] affects », et que cette exploration a produit un « effet thérapeutique ». Du premier livre au second, l’auteur, fantôme ou non, se découvre, et progresse vers la sérénité. Le roman de l’écrivain uruguayen retrace en fin de compte l’itinéraire d’un auteur d’ouvrages de développement personnel transformé par sa propre pratique de l’écriture, et le credo de Blum, « tous les livres sont des livres de développement personnel », finit par apparaître comme l’expression d’une vérité inattendue.

 

Ces astucieuses acrobaties ne suffiraient pourtant pas pour mener le lecteur jusqu’au bout du récit. S’il y parvient, au prix de quelques sauts de paragraphes, mais non sans plaisir, les personnages, tous plus ou moins délirants, y sont pour beaucoup. À commencer par le héros lui-même : quand il veut bien s’abstenir de philosopher, sa manie de l’échec, sa propension au fantasme exalté, ses va-et-vient constants entre complexe de persécution et autoflagellation sont, avouons-le, réjouissants. Et il y a aussi la succession de situations loufoques, si parfaitement inhabituelles dans le tout-venant du romanesque (qui parle des synapses, du développement personnel et de la fabrique des best-sellers ?). Les notations absurdes (« Cet homme aurait été capable d’insuffler de la gratitude à une belette ») et le surgissement régulier de rebondissements et de péripéties contrebalancent souvent les tunnels discursifs. Bref… Un livre, l’un dans l’autre, singulier. Pour ne pas dire un peu fou. Et la folie, c’est un peu indigeste, mais ça change agréablement de la normalité.

 

P. A.

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