• www.telerama.frQu’est-ce qui fait la force d’un texte apparemment si simple ? me demandais-je à propos d’Enfance (2023), premier volume de la Trilogie de Copenhague, dont voici, après Jeunesse (2024), le dernier tome (1). La même question revient à l’esprit chaque fois qu’on retrouve la prose singulière (et si bien traduite) de Tove Ditlevsen, son usage systématique du présent, la trompeuse nudité de ses phrases, ses courts chapitres accentuant encore l’impression générale de rapidité.

     

    Dehors/dedans

     

    Il s’en passe, des choses, en aussi peu de pages !… Tove, qu’on avait, à la fin de Jeunesse, laissée seule au seuil d’une carrière d’écrivaine, est à présent mariée à un directeur de revue littéraire bien plus âgé et auprès duquel elle s’ennuie. Mais elle le quitte bientôt pour Piet, puis pour Ebbe, avec qui elle se remarie et dont elle a une petite fille. Plus tard, une seconde grossesse la confronte aux angoisses d’un avortement dans le Danemark de l’après-guerre. Encore un peu plus tard, nouvel avortement, après une aventure d’un soir avec Carl, un jeune médecin. C’est lui-même qui pratique l’opération, non sans avoir injecté à la jeune femme un analgésique aux effets merveilleux. Voilà Tove amoureuse « d’un liquide clair tiré d’une seringue » plutôt que « de l’homme qui mani[e] la seringue ». Elle quitte Ebbe, épouse Carl, et la seconde partie raconte une longue descente dans les enfers de la drogue puis de la désintoxication. Tove sera sauvée par celui qui va devenir son nouveau mari. Mais le manque « ne mourra jamais vraiment, aussi longtemps que je vivrai », conclut celle qui mettra fin à ses jours en 1976.

     

    En marge de ces événements elle aura publié deux romans, de nombreux poèmes, conquis l’aisance et la notoriété. En marge… L’activité essentielle, l’écriture, reste en effet comme hors champ, si ce n’est sur un plan strictement matériel : rien quant à la conception des œuvres ou simplement leur contenu. Et cette ellipse est emblématique de la position singulière que l’auteure-narratrice adopte par rapport à elle-même dans l’écriture. Elle ne s’aventure que rarement dans ce qu’elle nomme, à l’occasion d’une des rares exceptions, « les profondeurs obscures de [son] esprit ». Cependant on ne la quitte jamais. Sans pourtant s’éloigner des faits, seule matière apparente du récit – les sentiments et les humeurs étant des faits comme les autres.

     

    « … en cachette dans un coin… »

     

    Un tel choix narratif revient à exclure radicalement tout effort interprétatif, analytique ou explicatif, sans parler d’idéologie ou de morale. C’est la guerre, le Danemark est occupé. De temps à autre, un des jeunes amis de Tove s’interroge mollement : « Peut-être (…) devrait-on rejoindre la Résistance ». Mais Tove « trouve cette idée stupide » et, quand il s’agit de son propre mari, lui déclare sans ambages : « Je me fiche que tu joues aux gendarmes et aux voleurs (…), j’ai autre chose à penser ».

     

    Ses prises de position sur le monde qui l’entoure seraient-elles plutôt à chercher du côté du féminisme ? Ferait-elle ici, comme le suggère la quatrième de couverture, l’autoportrait d’une femme « prise au piège du bon vouloir des hommes » ? « Aucun homme ne m’avait encore jamais dit non », constate-t-elle quand, bien tard, cela arrive quand même une fois… Il est vrai que le récit parcourt la succession de ses maris, et que l’un d’entre eux joue clairement d’une addiction qu’il a lui-même provoquée. Mais si Tove, qui reconnaît ne pas pouvoir vivre sans présence masculine, avoue avoir toujours aspiré à « être normale et ordinaire » ou rêver « d’un jeune homme ordinaire qui craque pour les filles aux longs cheveux blonds », il semble malgré tout difficile de voir en elle une femme aliénée ou qui dépendrait de ses compagnons successifs.

     

    De quoi dépend-elle ? De la drogue, ce « secret délicieux », et de l’écriture, ce « quelque chose de secret et d’interdit (…), que l’on fait en cachette dans un coin ». Surtout, elle est accrochée à elle-même, « trop occupée par [sa] propre vie, [son] propre avenir » pour s’intéresser à grand-chose d’autre. Le vrai secret de son écriture est peut-être là : dans un égocentrisme pleinement et ingénument assumé. Tove Ditlevsen se bat pour elle-même et s’achemine vers elle-même. Comme Enfance, le premier tome, comme La Trilogie dans son ensemble, ce volume raconte une libération, qui commence dès les premières phrases. « Je [me] sens (…) comme prisonnière d’une image », dit la toute première ; et la deuxième enchaîne : « Je me réveille tous les matins vers cinq heures et m’installe pour écrire sur le bord du lit »… Écrire, pour se défaire de toutes les entraves et être soi. Cette volonté de liberté farouche, insouciante des attachements, des règles, de tout souci du collectif dans une société faite par des hommes, voilà, si l’on veut, le féminisme de l’écrivaine danoise. Voilà aussi ce qui donne à son œuvre un côté violemment et profondément enfantin. La fidélité à l’enfance, à son narcissisme sans remords, à son exigence d’authenticité sans nuances, c’est cela qui séduit et emporte dans son écriture faussement et vraiment transparente.

     

    P. A.

     

    (1) Voir ici et ici. Les trois volumes chez le même éditeur et avec les mêmes traductrices.

     

    Illustration : Tove Ditlevsen

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  • fr.news.yahoo.comLe titre, faussement racoleur, est une citation peu sûre : un certain Karl Hettlage, collaborateur d’Albert Speer, lui aurait fait cette remarque après avoir participé à une réunion de travail avec lui et Hitler. Invention ou vérité ? Invention plus vraie que la réalité ?... Un tel titre, par son ambiguïté même, résume bien l’enjeu de ce livre singulier.

     

    Jean-Noël Orengo a connu le succès avec La Fleur du Capital (Grasset, 2015), roman choral consacré à la prostitution en Thaïlande, et, dans une moindre mesure, avec Les Jungles rouges (Grasset, 2019), autre roman choral, et historique, qui parle du Sud-Est asiatique. Ici, il s’attaque au personnage de Speer, l’architecte d’Hitler et, donc, peut-être son « amour malheureux ». 1933 : les nazis arrivent au pouvoir. Il est jeune, beau, issu de la bourgeoisie cultivée. Il est « envoûté », dira-t-il plus tard, par l’éloquence du « Guide ». Ce dernier le repère et en fait l’architecte en chef du NSDAP. À ce titre, il mettra en scène le fameux congrès de 1934, réalisera le pavillon de l’Allemagne à l’Exposition universelle de 1937, rénovera la chancellerie et exécutera les maquettes du nouveau Berlin rêvé par son maître. Puis la guerre arrive, il devient ministre de l’armement, le voilà à la tête d’une « armée d’esclaves », prisonniers de guerre et, surtout, déportés. À Nuremberg, il sauve sa tête en assumant sa responsabilité de manière subtile et biaisée : « Je ne savais pas, je sais maintenant, j’aurais dû savoir : je suis donc coupable ». Sorti de Spandau en 1966 après vingt ans de détention, il devient, grâce à la publication de ses Mémoires, Au cœur du Troisième Reich, une sorte de « star », « invité des radios et des télés allemandes », que la BBC « aime beaucoup » et qui se liera d’amitié avec Simon Wiesenthal lui-même.

     

    L’art du romancier

     

    Le récit suit les étapes de cette double carrière. On se glisse avec le héros dans le cercle des intimes d’Hitler, on découvre leurs rivalités et leur vie quotidienne. Ce n’est pas un roman historique, qui mêlerait la fiction à l’Histoire et ferait de figures réelles des personnages romanesques. Est-ce, comme le prétend le sous-titre, un roman ? Pas de héros fictifs, pas d’épisodes imaginaires – seulement des faits vrais, arrangés, ou suspects de l’être. Pas de dialogues au style direct ni d’usage du point de vue interne. Une écriture, certes, nerveuse, le sens de la formule et de la mise en scène. Et, très classiquement, l’épopée d’un individu marchant à la rencontre de lui-même et du monde. Mais ces caractéristiques pourraient aussi bien être celles d’une pure biographie littéraire, dans le style, disons, de Lacouture. Et qu’Orengo voie dans la vie de Speer un vrai roman ne suffirait pas non plus à en faire un de son ouvrage.

     

    Ce qui inscrit incontestablement le texte dans le genre dont il se réclame, c’est, bien plutôt, le dispositif narratif. Le vrai romancier, c’est Speer lui-même : « impossible d’écrire une fiction » sur celui qui a « lui-même écrit son propre roman, avec toutes les séductions que cela suppose ». On lira donc ici avec l’auteur-narrateur, par-dessus l’épaule de Speer, le récit que celui-ci fait de sa propre vie. En soulignant à l’occasion ses ruses, mais en commentant avant tout d’un point de vue purement littéraire – « Magnifique ! Encore une scène remarquable… »

     

    Savoir sans savoir

     

    Cet usage particulier de ce que les spécialistes nomment la vision par derrière a pour effet de placer au cœur de l’ouvrage la notion de fiction et de pouvoir de la fiction. En ce sens, bien sûr, que l’ancien ministre nazi travaille à « construire une figure qui ne soit pas seulement celle d’un monstre au service d’un monstre », à coups d’« omissions », de « déformations » et d’« effets théâtraux ». Mais, surtout, parce que le lire conduit à s’interroger : « Comment [a-t-on] pu imaginer qu’il ignore » ce qu’il prétend n’avoir pas su ? « Pourquoi l’[a]-t-on imaginé » et « préfèr[e]-t-on sa version des faits à celles produites par tant d’historiens » ?... Car « la vérité se révèle insuffisante, et, à la fin, c’est Speer le vainqueur », les mêmes historiens en venant à « reprendre à peu près tout » ce qu’il dit dans ce que l’auteur actuel qualifie d’« autofiction ».

     

    À l’heure où la notion de récit revêt en politique l’importance que l’on sait, on voit bien l’intérêt de se pencher sur un tel cas et de choisir pour cela un tel angle de vue. Nul doute non plus qu’à l’heure des fake news le rapport singulier à la vérité dans un régime où « on sait sans savoir et on ne sait presque rien tout en sachant tout » mérite d’être interrogé, de même que « le combat » mené par un individu « avec la vérité ou plus exactement contre celle-ci ». Pourtant ce ne sont pas là les seuls ni même les principaux thèmes du livre d’Orengo. Comme à peu près tous les récits mettant en scène le totalitarisme, celui-ci a d’abord pour objet la fascination.

     

    La guerre des signes

     

    Fascination d’abord de Speer pour Hitler, « créature atonale » et « expressionniste » tirée « des toiles et des partitions de son temps » (et que le même Hitler déteste), avec son « style physique imparable », son sens de l’« effet théâtral » et sa voix qui « transmet l’air d’une autre planète pour ses admirateurs ». « Qui n’aurait pas été envoûté ? » interroge celui qui passa un temps pour le dauphin du dictateur. Cependant ce dernier, comme le suggérait Hettlage, éprouve pour son jeune et séduisant ministre une attirance symétrique. Tous deux entretiennent une relation complexe, passionnelle, faite de « crise[s] surmontée[s] ensemble ». Et tous deux communient dans la même passion des « signes » : « le guide a engagé la guerre des signes », et les mises en scène de l’architecte ou ses « constructions gigantesques » y jouent un rôle de premier plan. L’un « est un maître du décorum », l’autre « est maître dans l’art de manipuler son auditoire par sa voix ». Tous deux se livrent ensemble, autour de vastes maquettes, à des jeux d’enfants.

     

    À cette fascination réciproque vient évidemment se superposer la fascination de l’auteur-narrateur pour l’un, l’autre et leur relation. Puis, en un redoublement supplémentaire, celle du lecteur pour la fascination qui les unit comme pour le dispositif optico-narratif, entre miroir et voyeurisme, qui la donne à voir. Mettre en scène ce pouvoir de la fascination, propre au totalitarisme, en faire l’objet même du récit autant que son ressort principal, voilà bien ce qui fait la force et la singularité de ce drôle de roman.

     

    P. A.

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  • www.edreams.frDans le premier roman de Marie Vingtras (1), un enfant disparaissait pendant une tempête de neige, en Alaska. Dans celui-ci, on retrouve le corps d’une jeune fille flottant, comme celui d’Ophélie, sur les eaux de la rivière qui traverse une petite ville américaine. Encore un roman américain !… J’ai déjà eu l’occasion de m’interroger (2) sur la curieuse manie, chez certains écrivains français, consistant à feindre l’appartenance à un autre pays, à une autre culture, et, bien qu’ils écrivent en français, à une autre langue. De préférence l’anglais des États-Unis. Ceux-ci seraient-ils devenus, dans l’esprit de nos auteurs, le pays du romanesque ? Seraient-ils plutôt, on frémit à le supposer, le pays des séries américaines ?...

     

    On se pose ces questions en abordant, avec un peu d’agacement, ce qui s’annonce d’abord comme étant de l’ordre du pastiche. Puis, peu à peu, on oublie que l’auteure est française. C’est qu’elle fait bien son travail d’écrivaine américaine, Marie Vingtras. C’est-à-dire aussi son travail d’écrivaine tout court. Au point qu’on finit par se dire que, mon Dieu, si cet emprunt d’une identité transatlantique est, comme son pseudonyme emprunté à Vallès, le masque nécessaire qu’elle doit porter pour écrire… pourquoi pas.

     

    Chacun son roman

     

    Dans son roman, il y a quatre romans. Il y a l’histoire de Lauren, la shérif de la ville. Elle mène l’enquête sur la mort d’Ophélie, laquelle, en fait, s’appelle Leo. Lauren voudrait « pouvoir sauver toutes les femmes, surtout celles qui ne rentr[ent] pas dans les clous ». Cependant la femme de sa vie, Janis, aimerait qu’elles aient un enfant, et elle non. C’est là son problème.

     

    Le problème de Benjamin Chapman, c’est sa mère. Celle-ci s’applique avec tant d’efficacité à façonner la vie de son fils que ce dernier n’a d’autre ressource que de la détruire, à coups de liaisons à haut risque avec des adolescentes mineures. C’est après une telle aventure qu’il a dû quitter New York et son existence brillante de jeune auteur à succès pour aller se terrer dans la ville des Âmes féroces, en tant que… professeur de lycée. Drôle d’idée. Surtout que « même dans les coins perdus la vie vous joue des tours et rebat les cartes » : parmi ses élèves, il y aura Leo et Emmy.

     

    Car il y a aussi l’histoire d’Emmy, la meilleure amie de Leo. Amie… si on veut. Elle-même brosse son autoportrait sans détour : « Je veux prendre, je veux laisser et tant pis si après moi il ne reste que des ruines ». Son problème, on le voit, est simple, elle veut tout. Celui de Seth est simple aussi, pour d’autres raisons. Il a tout perdu pendant la crise des subprimes, y compris sa femme, une belle Italienne, qui l’a abandonné (croit-on) avec leur fille (ou supposée telle). Leo, bien sûr.

     

    Quatre solistes et choeur

     

    Marie Vingtras se souvient de son maître Faulkner : les quatre histoires prennent la forme de quatre monologues, lesquels nous font entendre successivement Lauren, Benjamin, Emmy et Seth. Quatre saisons en même temps se succèdent, du printemps à l’hiver. Mais au dispositif chronologique se superpose une impeccable construction par cercles emboîtés, qui nous conduit jusqu’au bout d’une vérité savamment distillée et retenue. On progresse aussi dans la « férocité ». Même si le prix semble bien revenir, dans ce domaine, au troisième locuteur, Emmy, la prétendue meilleure copine. Ce personnage d’ado rendue extralucide par le désespoir, qui a déjà compris que les hommes « ne refusent jamais une proposition » et a hâte de quitter la ville, ainsi que ses parents, qu’elle projette de laisser « derrière [elle] comme deux épaves », fait froid dans le dos.

     

    Mais Marie Vingtras possède l’art de faire entendre toutes les voix, chacune avec son inflexion et sa violence propres. Aux quatre solistes se joint, à l’arrière-plan, un chœur muet : la fameuse petite ville, mal ou ironiquement bien nommée « Mercy ». En apparence, « il ne [s’y] passe jamais rien ». « Les gens s’imaginent qu’ils ont le contrôle de leur vie, sur ce qu’ils mangent, sur ceux qu’ils élisent et ceux qu’ils élèvent ». Pour eux, « tout est forcément dans la lumière, alors que même le jour le plus cru comporte sa part d’obscurité, une part empruntée à la nuit ». Mieux vaut pourtant, par conformisme ou par indifférence, éviter « de percevoir les ombres, les demi-teintes »… Et si c’étaient tous ces braves gens, « les âmes féroces » ?

     

    P. A.

     

    (1) Blizzard, L’Olivier, 2021

    (2) Voir ici

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  • www.sciencephoto.comEn 2022, chez le même éditeur, traduit avec le même talent par David Fauquemberg, paraissait Un fils comme un autre (1) : dix-huit récits écrits, disait Eduardo Halfon lui-même, au cours des « cinq [premières] années de la vie de [son] fils ». Récits d’un père qui se révélaient eux-mêmes ceux d’un fils, et d’un petit-fils, mêlant, dans une construction éblouissante, à la vie de l’enfant de cinq ans celle de son géniteur, entre le Guatemala natal, les États-Unis, Paris, Berlin, enfin, où demeure aujourd’hui l’auteur, connu et couronné.

     

    Ce livre-ci, ou, pour parler comme le communiqué de presse, « ce nouveau pan du roman en mouvement qu’est l’œuvre d’Eduardo Halfon », débute comme le récit d’un enfant. Et le cœur en est constitué par l’épisode traumatisant vécu par « Eduardo » à l’âge de treize ans, lorsque ses parents le renvoient, des États-Unis, où la famille a émigré, au Guatemala, le temps d’un camp d’initiation à la vie sauvage censé en même temps « [le] rapprocher à nouveau du judaïsme », qu’il délaisse. Mais Tarentule est aussi le récit d’un écrivain adulte qui se souvient, et la mémoire en est à nouveau le grand thème, où « les images que nous voyons dans notre enfance » sont « entreposées (…) dans une chambre secrète, protégée à tout jamais du passage du temps ».

     

    Les blocs et la ligne

     

    Halfon, ou son narrateur, dessine ces dédales de la mémoire au gré d’une construction, là encore, fascinante de brio et de complexité. Tout commence, en pleine forêt tropicale, par les rituels du camp, notamment les tours de garde nocturnes qui réunissent le jeune Eduardo et une Regina de quinze ans, au pied du drapeau israélien. Puis, bond dans l’espace et le temps : invité à Paris pour y parler d’un de ses livres, l’Eduardo adulte y retrouve Regina, avec qui il égrène les souvenirs dans un café près de l’Odéon. Retour tout aussi soudain au camp, pour la journée de cauchemar qui a vu les animateurs, portant uniformes noirs et brassards à croix gammée (la « tarentule » du titre), faire subir aux enfants mille humiliations et sévices. Laquelle journée se termine par l’évasion du narrateur, qui s’enfuit dans la forêt. Nouveau changement de décor : rentré à Berlin, le même narrateur, adulte, ayant retrouvé grâce à Regina la trace de l’ancien chef du fameux camp, un certain Samuel, passe une soirée avec lui dans un bordel thaïlandais à l’ambiance digne d’un James Bond. Nouvelle plongée dans la forêt, où l’Eduardo de jadis tombe sur deux guérilleros. Retour au bordel pour certaines révélations, concernant notamment l’appartenance de Samuel au « Bita’horn », « le service secret de sécurité et de renseignement des communautés juives ». Enfin, dénouement de l’aventure dans la jungle, dont nous ne dirons rien.

     

    Cependant ce résumé simplifie tout. En fait, chaque chapitre multiplie les boucles temporelles, et il sera aussi question de l’Instamatic du petit Eduardo, de l’enterrement de son grand-père, d’un club de golf « interdit aux chiens et aux juifs »… Deux principes narratifs apparemment antithétiques se combinent ici. On distingue une progression linéaire, qui est aussi progression dramatique, et mène, à travers de nombreux éléments de romanesque (la forêt, l’évasion, l’enfant perdu…), à un éclaircissement graduel. En même temps, et tout est dans la virtuosité de cet en même temps, le récit est construit par blocs assemblés / juxtaposés constituant autant de fragments du passé.

     

    La Torah et le Popol-Vuh

     

    Apparaît ainsi, dans le cours de la narration plutôt qu’en arrière-plan, la dualité fondamentale qui structure toute la vie et l’œuvre de l’écrivain guatémaltèque. Rapportant à Regina la question d’un journaliste qui lui a demandé quels étaient « les livres non lus qui avaient le plus influencé [son] travail d’écrivain », Eduardo donne sa réponse : « la Torah et le Popol-Vuh »(2) ; « deux œuvres monumentales qui représentent et définissent les deux piliers sur lesquels est construite » une « maison » que notre homme s’entête, dit-il, depuis l’enfance à fuir mais aussi à chercher.

     

    Le judaïsme et le Guatemala : le narrateur se sent fils d’une tradition qui court très loin dans le passé et passe par son grand-père déporté à Auschwitz, émigré à New York, installé finalement en Amérique latine ; mais la mémoire d’Eduardo, comme celle de Halfon, est également hantée par l’histoire convulsive de son propre pays natal, fui, retrouvé, fui à nouveau, où, nous dit-il, un fragment de son cordon ombilical est enfoui quelque part « dans la rive boueuse » d’un cours d’eau traversant un village guatémaltèque.

     

    Le fil de la paternité, qui parcourt tous les livres de Halfon, unit les deux mémoires et les deux thématiques. Il en est un autre, celui de la violence. La mémoire de la Shoah, celle de la guerre civile qui a ensanglanté longtemps le Guatemala se croisent dans l’incroyable épisode raconté dans Tarentule, où « un faux camp de concentration nazi » est créé au fond de la jungle guatémaltèque dans le but d’avertir et d’endurcir les jeunes juifs – « pédagogie noire et toxique » qui suscitera l’effarement de certains parents et la menace de poursuites.

     

    « Réalité et fiction » mêlées, comme le suggère encore le communiqué de presse ? Disons que des événements sans doute réels nous sont racontés comme on le ferait de ceux d’un roman – en témoignent l’atmosphère hallucinée et l’intensité de chaque scène. Par ce procédé, qui correspond exactement à la définition de l’autofiction, il s’agit de ressaisir un autre fil, toujours fuyant : celui de l’identité. Construire un récit qui soit à l’image d’une existence vécue dans l’après-coup de deux tragédies, et ballotée par cette double onde de choc… Ne pas domestiquer cette onde, mais la faire ressentir. Eduardo Halfon ne cherche pas à déplier et mettre à plat les méandres de la mémoire : il nous y entraîne pour s’y perdre avec nous, comme l’enfant dans la jungle tropicale – à la recherche d’une vérité plus vraie que celle du simple souvenir.

     

    P. A.

     

    (1) Voir ici

    (2) Texte mythologique maya rédigé en langue quiché au XVIe siècle

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  • www.worldhistory.orgIl n’y aura pas de sang versé (1) racontait le mouvement de grève des ouvrières lyonnaises du XIXe siècle refusant de se laisser enfermer dans leur condition. Dans Le Neveu d’Anchise (2), il y avait un garçon qui courait dans les collines. Ce livre-ci commence aussi sous le signe du mouvement : celui d’une silhouette « très petite, de loin, à l’assaut de la pente », dans « l’après-midi étincelant du mois de janvier », dont « la brillance » tend à l’« incandescence »… Sous le signe du mouvement, et de la lumière.

     

    « Le murmure la remue »

     

    Cette fois, c’est une fille qui court. Elle s’appelle Emma et semble avoir été « pourvue à la naissance de petites ailes vissées aux tendons d’Achille ». Emma « n’a jamais vraiment eu le goût de la compétition », elle « ne cour[t] pas relativement, mais absolument », « de tout son cœur ». Au hasard de ses entraînements, elle rencontre le fils Goiran. Il l’invite à aller le voir chez lui. Là, le chien du père Goiran « se jette sur elle » et « l’attrape à la jambe ».

     

    Le chien lui a broyé la fibula, « du latin fibule, agrafe, péroné dans l’ancienne nomenclature ». Et, conséquence d’un plâtre mal posé, le « syndrome des loges » vient encore aggraver les choses. Emma ne courra plus. Mais elle ne reste pas pour autant immobile : elle compose en esprit « des petites chansons, des cantilènes, des incantations (…) qui la raccordent au monde » et accompagnent une étrange danse invisible. « Le murmure lui vient de la plante des pieds, il la chatouille un peu (…), le murmure la remue ». Le mouvement en elle refuse d’abdiquer, et finira par l’emporter loin du « village où il fut si joyeux de courir ».

     

    « On ne voit qu’elle »

     

    La lumière, elle, est omniprésente, dans cette campagne de l’arrière-pays niçois, que Maryline Desbiolles connaît bien. Dans l’éclat des après-midi on ne peut pas ne pas voir Emma, avec « sa jambe massacrée » : « On ne voit qu’elle », même si « on fait mine de ne pas la voir ». Emma et la lumière semblent aller de conserve et, à l’accompagner, le lecteur voit l’intrigue s’éclairer peu à peu en se développant, révélant des arrière-plans d’abord insoupçonnés. Le chien du père Goiran « n’aim[ait] pas les Arabes ». Dans un vallon proche du village, une stèle rappelle que « 30 familles de harkis » vécurent dans un camp dont subsiste une baraque-témoin. C’est là que les grands-parents d’Emma, son oncle, Akim, rebaptisé Jean-Pierre, et sa mère, Francine, ont grandi. Francine épousera le fils du garagiste, Jean-Pierre sera un temps le meilleur ami du futur père Goiran, communiant avec lui dans le culte de Frank Zappa. Drôle de village, en fin de compte, où, une nuit d’octobre, un inconnu sera attaqué par les chiens et leurs « jeunes maîtres », qui le « tabasseront si bien qu’il mourra deux jours après à l’hôpital ».

     

    « Territoire heurté »

     

    « Il ne faut pas compter que tout s’emboîte un peu trop bien (...). Il faut tenir aux bribes, manques, mots écorchés ». Par bribes apparaissent un peu des secrets, des non-dits, tout ce qui était tu. Trahir, comme les harkis, c’est à la fois « être infidèle et révéler ». Le mouvement du corps d’Emma accompagne l’enchaînement des révélations successives, et l’écriture mime ce mouvement qui est en même temps dévoilement. Ou si c’était l’inverse ?... Phrases qui s’emballent, reprises et jeux de sonorités venant toujours relancer le rythme, le texte est emporté dans une course alternativement fluide et saccadée, tandis que les éléments de la fiction semblent surgir à chaque fois d’un nouveau détour du chemin. Le mouvement du corps se répercute dans le récit et dans l’écriture qui le porte, ou, plutôt, l’héroïne en mouvement, l’écriture et le récit lui-même font corps, indissociables, imposant un sentiment d’évidence d’où naît, évidente à son tour, l’émotion – au-delà de l’attendrissement et de la morale, de la sociologie et de l’idéologie.

     

    L’œuvre de Maryline Desbiolles est politique, pas idéologique. Dans ce texte en particulier rôde un curieux fantôme d’oralité : « Elle ne cache pas sa jambe massacrée, mais on dit qu’elle la montre, qu’elle nous la met sous le nez, on le dit sans le dire (…). On trouve carrément qu’elle exagère »… Un on, un nous, une voix collective est là, s’absente, revient, n’empêche pas les incursions dans les pensées d’Emma, par rapport à qui nous restons pourtant maintenus en permanence dans une forme d’extériorité. Entre l’individu et le social, entre les uns et l’autre, le texte dessine un espace instable et fragmenté, un « territoire heurté » où on ne peut se déplacer, comme l’héroïne, que « d’une manière saccadée, capricante ». Le corps claudiquant d’Emma y prend des allures d’allégorie : « tout cassé », mais toujours en marche.

     

    P. A.

     

    (1) Sabine Wespieser, 2023, voir ici

    (2) Seuil, 2021, voir ici

     

    Illustration : Jeune fille en train de courir, Grèce, vers 520-500 avant J.-C.

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