• photo Pierre Ahnne

     

     

    Comme tous les ans et pour la douzième fois sur ce blog, c’est le temps des fêtes. Qu’elles vous soient lumineuses, en dépit du solstice et de tous les autres facteurs obscurcissants.

     

    La rentrée littéraire nous a fait de beaux cadeaux. Parmi ceux dont j’ai parlé ici depuis le mois d’août, en voici quelques-uns pour vos propres tables de chevet ou pour mettre au  pied des sapins de celles et de ceux qui vous sont chers…

     

     

    photo Pierre Ahnne

     

     

    Une révélation

     

    Horcynus Orca, Stefano D’Arrigo, traduit de l’italien par Monique Baccelli et Antonio Werli (Le Nouvel Attila)

    Paru en 1975 et enfin traduit en français, ce monumental chef-d’œuvre récrit L’Odyssée sur fond de Seconde Guerre mondiale. Les mythes, les genres, les langues se mêlent en une grande symphonie poétique.

     

     

    Gros et grands romans

     

    Ghost Town, Kevin Chen, traduit du chinois par Emmanuelle Péchenart (Seuil)

    Un hymne à la mémoire et aux sens, qui est aussi le portrait d’un lieu (Taïwan), d’une famille (les Chen), et une fascinante danse des spectres.

     

    Trust, Hernan Diaz, traduit de l’anglais par Nicolas Richard (L’Olivier)

    L’écrivain américain d’origine argentine construit un fantastique labyrinthe narratif, où thriller et satire sociale conspirent à l’éloge de la littérature.

     

    La Vie Nouvelle, Tom Crewe, traduit de l’anglais par Étienne Gomez (Christian Bourgois)

    Inspiré par la vie de John Addington Symonds et de Havelock Ellis, précurseurs de la sexologie et des études de genre, le roman de l’auteur britannique fait revivre les débats de l’époque victorienne. Mais il élabore aussi une puissante réflexion sur les rapports du corps et de la société.

     

     

    Enfances et mémoires

     

    Les Ondes, Isabelle Dangy (Le Passage)

    Sidonie cherche à en savoir plus sur son père… Le récit de sa quête croise personnages et thèmes, romanesque et second degré, tandis que la musique mystérieuse des ondes Martenot baigne l’ensemble…

     

    Psychopompe, Amélie Nothomb (Albin Michel)

    L’écrivaine française la plus prolifique déploie toute sa grâce et sa fantaisie pour cet autoportrait en oiseau, qui est aussi une longue métaphore de l’écriture.

     

     

    photo Pierre Ahnne

     

     

    Histoires de peintres

     

    Le Voyage au Maroc, Nicolas de Staël (Arléa)

    Ce petit livre orné de nombreuses reproductions rassemble les textes, en partie inédits, nés du séjour que l’artiste fit au Maroc dans sa jeunesse. Apprentissages d’un peintre qui aurait aussi pu être écrivain…

     

    Le Portrait de mariage, Maggie O’Farrell, traduit de l’anglais par Sarah Tardy (Belfond)

    L’écrivaine irlandaise prête à Lucrèce de Médicis, princesse de la Renaissance morte à seize ans, des dons et des goûts pour la peinture. Roman très romanesque et conte ténébreux, son livre laisse le premier rôle aux couleurs, aux lieux et aux choses.

     

     

    … et aussi

     

    L'Homme au sanglier, Danièle Pétrès (L’Ourse brune)

    Les éditions de L’Ourse brune publient de jolis petits livres présentant chacun une seule (longue) nouvelle. Celle de Danièle Pétrès, qui mêle humour et fantastique mélancolique autour d’un tableau imaginaire de Gainsborough, sera, pour une somme modique, un présent plein de charme.

     

    En janvier, je vous entretiendrai de Marie Sizun, de Joseph O’Connor, de Valérie Zenatti et de bien d’autres auteurs…

     

     

    photo Pierre Ahnne

     

     

    Illustrations : tableaux d’Anna-Eva Bergman  (2, 3 et 4), Hans Hartung (1)

     

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    votre commentaire
  • www.mark-rothko.orgSurtout connu en France comme auteur de théâtre, le Prix Nobel 2023 est également romancier. En 2021, Bourgois publiait en un seul tome, sous le titre (général) de L’Autre Nom, les deux premiers volumes de ce qui doit être une Septologie.

     

    Deux parties, donc, de longueurs inégales, qui seront en principe suivies de cinq autres. Sept jours d’une semaine dont voici pour l’instant les deux premiers. Asle est peintre et vit dans un hameau de l’ouest de la Norvège. La ville la plus proche est Bjørgvin, pas trop loin de Bergen, où habite Fosse lui-même, qui est né sur la même côte ouest. Asle rentre de Bjørgvin, justement, où il a fait des courses, sans s’arrêter pour rendre visite à un autre Asle, peintre lui aussi, du même âge que lui, coiffé et habillé de la même façon, mais, contrairement à l’Asle qui nous parle, parvenu au dernier degré de l’alcoolisme et du désespoir.

     

    « Quelque chose parle »

     

    L’Asle sobre, pris de remords, retourne sous la neige à la ville, y erre longtemps, y découvre son alter ego évanoui au coin d’une rue, l’emmène aux urgences et recueille son chien. Il passe ensuite une nuit à l’hôtel, puis, le lendemain, il rentre chez lui, où il retrouve son ami et voisin Åsleik.

     

    C’est tout. Même si plusieurs personnages unis par des rapports complexes et mystérieux sont apparus – Ales, femme défunte d’Asle, Alida, sa sœur, Guro, une probable ancienne maîtresse – pas ici d’intrigue riche en surprises et pleine d’astuce. Rien non plus de social, de sociétal, de politique ou d’historique. Ce gros livre est une épure. De quoi parle-t-il pour de bon ? Car, de même que dans chaque tableau il y a une image « invisible derrière ou dans l’image qui [est] peinte », dans les livres « quelque chose (…) parle silencieusement dans et derrière les lignes et les phrases ». « Ça ne peut pas être dit, mais peut-être que ça peut être montré ». Ce « quelque chose » est au cœur du récit de l’écrivain norvégien.

     

    « C’est donc Lui qui est »

     

    Ce qui saute cependant d’abord aux yeux, c’est la typographie : l’absence de points et, sauf pour certains dialogues, de retour à la ligne. Ce sont les répétitions, la platitude intentionnelle, les gestes et les détails matériels maniaquement développés, la dilatation hypertrophique du temps. Il y a dans tout cela infiniment plus qu’un procédé. Du début à la fin, la conscience du personnage-locuteur s’étire en une mélopée hypnotique. Est-ce un monologue intérieur ? Oui et non. Plutôt qu’un flux de conscience, il s’agit ici des tressaillements de la pensée comme entretien permanent avec soi. Et le texte, tout en mimant la continuité du médium pictural, obéit aussi à la discontinuité des images.

     

    Comme un courant électrique, la conscience saute. D’un temps à l’autre, des scènes de l’enfance surgissant brusquement, ou de l’époque où Ales était encore vivante, où elle et Asle étaient jeunes, sans que rien les distingue de ce qui est censé être la réalité narrée. D’un moi à l’autre. Car Asle est peut-être l’autre Asle, pas seulement celui qu’il aurait pu devenir mais celui qu’il est aussi. Le monde, en effet, est un. « La différence n’est pas si grande, oui, la différence entre la vie et la mort, entre les vivants et les morts », « tous les êtres humains sont liés les uns aux autres, les vivants, les morts, les gens qui ne sont pas encore nés ». Ce qui les lie, c’est Dieu. Il est « tout, tout mélangé » : « c’est donc Lui qui est, Lui que toutes les choses ont en commun ». Converti au catholicisme, comme l’est l’auteur lui-même, le héros de Jon Fosse ne cache pas sa foi.

     

    « Je vois »

     

    Et tout le livre est innervé par une pensée du religieux, qu’on pourrait peut-être qualifier de heideggérienne. Passé, présent, futur ne sont que des modalités du temps. C’est la lumière qu’Asle cherche, depuis son enfance, à peindre, « la lumière invisible » qui apparaît « dès l’instant où elle est comme foncée, comme noircie ». On pense irrésistiblement à l’utilisation par Heidegger de cette métaphore : nous ne voyons jamais la lumière en tant que telle, remarque-t-il, elle se retire, comme l’être, derrière les choses, qu’elle fait apparaître et qui sans elle ne seraient pas là. De même, le Dieu d’Asle vit « dans l’obscurité » : « oui, Dieu est obscurité, et cette obscurité, l’obscurité de Dieu, oui, ce néant, oui, il brille, oui, c’est de l’obscurité de Dieu que vient la lumière »…

     

    Qu’on n’aille pas en conclure que l’auteur norvégien aurait produit un traité philosophique ou théologique. Si son personnage est peintre, ce n’est pas par hasard. On est sans arrêt dans le concret des images, et la formule clé du livre, inlassablement répétée, est « je vois ». « Je vois », dit Asle encore enfant mais futur peintre, en découvrant la multiplicité des couleurs (« on dit bleu, juste bleu, alors qu’il y a sûrement un millier de bleus différents »). « Je vois », dit Asle le croyant, qui perçoit la présence-absence du divin. Mais « je vois » est aussi une formule magique, digne d’un conte, qui déclenche une rupture soudaine de la continuité, un bond instantané dans le temps, l’espace, l’identité même, provoquant le surgissement d’autres images. Sous la plume de Jon Fosse celles-ci se font parole, et la lumière se fait voix.

     

    P. A.

     

    Illustration : Mark Rothko, Untitled (Black and grey), 1969

     

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    votre commentaire
  • photo Pierre Ahnne

     

    Qui ne connaît les boîtes à livres ? On y prend ce qu’on y trouve et, du moins en principe, on y remplace ce qu’on y a pris. Ce qu’on y trouve : des manuels de jardinage, des livres de poche éculés, des Guides du routard datant un peu… Mais il y a des emplacements privilégiés. Ainsi, sur la côte normande, habitaient, il y a encore peu de temps, de vieux messieurs et de vieilles dames qui avaient des bibliothèques. Leurs descendants, sans doute, n’ont plus ni leurs intérêts ni leurs goûts. Et on peut, au hasard d’une promenade, tomber sur tout un lot d’ouvrages publiés au cours des années 1920 par Ferenczi et fils dans la collection Le Livre moderne illustré (dont j’ai déjà parlé ici – et ici).

     

    Il y avait Les Noces vénitiennes, d’Abel Hernant (1924), L’Ascension de monsieur Baslèvre, d’Édouard Estaunié (1918, réédité en 1926), Myrrhine, courtisane et martyre, de Pierre Mille (1922, réédité en 1927)… Bien d’autres choses qu’il fallut abandonner, surtout en l’absence de monnaie d’échange.

     

    Les fêtes de fin d’année approchent, c’est la saison des surprises, laissez-moi partager un peu avec vous deux de celles que le temps et le hasard m’ont faites.

     

     

    photo Pierre AhnneAndré Savignon, Une femme dans chaque port (bois gravés de Gustave Alaux)

     

    En 1912, il eut le Goncourt pour Filles de la pluie (chez Grasset), qui n’était pas un roman mais plutôt, comme l’indiquait le sous-titre, un ensemble de Scènes de la vie ouessantine. Il fallut ensuite attendre six ans pour voir paraître (chez Flammarion) un nouveau livre, Une femme dans chaque port, qui n’était pas un roman non plus, et fut repris dans la collection Le Livre moderne illustré en 1926.

     

    Des filles aux femmes, et d’Ouessant à plusieurs ports d’Europe du Nord, si le principe était le même le propos et l’ambiance se révélaient assez différents. Dans le premier ouvrage, le journaliste André Savignon (1878-1947), après, visiblement, une enquête de terrain, enchaînait des histoires vraies ou imaginaires inspirées par la vie singulière des femmes sur une île que les dangers de la mer isolaient doublement du continent, et d’où les hommes étaient absents pour de longues périodes – navigation au long cours ou pêches d’Islande. Les épouses solitaires, mais nullement désespérées, étaient les héroïnes énergiques de ces récits où leurs compagnons n’avaient ni le premier ni le beau rôle.

     

    Le livre suivant se présente à nouveau comme une suite de quasi-nouvelles, à peine plus étroitement reliées entre elles par la présence d’un « skipper », Hansselin, et d’Allan, dont on ne sait pas trop s’il est son second ou un simple « marin amateur » tenant lieu de confident et d’homme de confiance. En tout cas, ce personnage un brin pervers, toujours prêt à écouter les discours des uns et des autres et, au moyen d’insinuations calculées, à « remuer [leurs] âme[s] » afin de « voir ce qu’au fond d’[eux]-mêmes » ils pensent, fait un narrateur idéal.

     

    Que nous raconte-t-il ? Des histoires de femmes, dont le moins qu’on puisse dire est qu’elles se situent bien loin avant Me Too. Celles (la majorité) qui ne font pas figure d’assez fades victimes sont, disons-le franchement, dissimulatrices, cruelles et totalement autocentrées. « Une femme a cessé d’être femme quand elle ne cherche plus à griffer ni à tromper », on ne sait s’il faut « admirer son cynisme ou plaindre son inconscience », j’en passe…

     

    photo Pierre Ahnne

     

    Il est vrai que les hommes, ici, sont des marins, et que les marins… Nous sommes dans cette littérature qui fut à la mode entre les deux guerres, et dont les héros « ont vu la mort en face, dans les rixes des maisons de femmes, dans les champs d’or du Sud-Africain ou sur le pont d’un bateau, (…) ont couru la grande aventure et (…) tiennent qu’un coup de couteau est vite donné ». Littérature d’action qui fut, tout autant, une littérature d’atmosphère. Celle des ports quand « le cri déchirant des journaux du soir se mêl[e] aux clameurs des disputes et des éclats de rire », que « des orgues de Barbarie se [font] entendre » et que « la rue entière, peu à peu inondée de stout et de whisky, sembl[e] tressaillir, chanter, rire ou pleurer, on ne [sait] pas trop, tandis que l’appel des grands vapeurs (…) étouff[e] un moment ce vacarme ». Celle qui règne sur l’eau, par temps de brume (« Toute la mer (…) nous fut un monde nouveau, vaste néant où plus rien ne semblait subsister »), par gros temps (« Le pont du bateau devint pareil à un lieu hanté dont des éléments inconnus et irrésistibles auraient pris possession »), par temps clair (« Une force généreuse (…) se jouait dans la voilure ; (…) le bateau entier frémissait sous cette étreinte mâle et, dans son plaisir, il s’inclinait sur le côté, comme une bête voluptueuse se couche sous la main qui caresse »).

     

    On navigue entre l’Angleterre, l’Irlande, la France, Jersey étant le centre emblématique de ces va-et-vient – avec quelques détours plus lointains, par l’Amérique, du Sud comme du Nord, ou les Antilles. Et l’on ne sait jamais très bien quelle est la nationalité des personnages. Quelle importance ? Tous sont citoyens du même monde. Celui de l’aventure, et des aventures, la plupart du temps, ici, assez sinistres, voire sordides. Même la nature « n’est pas toujours saine. À ses heures, elle est pleine de griseries, elle a ses ivresses, ses langueurs aussi, elle est dangereuse ». Et « l’art des hommes » réussit « à égaler les perversions de la nature »…

     

    P. A.

     

    photo Pierre Ahnne

     

    Illustrations : bois gravés de Gustave Alaux illustrant Une femme dans chaque port d'André Savignon, sauf pour ce qui est de la dernière, bois de Dignimont

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    votre commentaire
  • www.desfemmesquicomptent.comDepuis quelque temps, on s’est mis à parler d’Alice Rivaz. En France. Car dans son pays, la Suisse, l’écrivaine née en 1901 et morte en 1998 jouissait déjà d’une vraie réputation. La reprise en 2022 de son roman La Paix des ruches (1947) en collection de poche par Zoé, qui avait déjà republié les nouvelles de Sans alcool (première édition en 1961 à La Baconnière), a éveillé certains échos de notre côté de la frontière.

     

    Pas par hasard. Voilà une femme qui, avant la Seconde Guerre mondiale, refuse le mariage, travaille – au Bureau international du travail, à Genève – et écrit –  l’interruption des activités du BIT pour cause de conflit lui permettant d’entamer une carrière  qui ne  reprendra ensuite qu’après sa retraite, en  1959.

     

    « Comment savoir avec eux ? »

     

    Une femme, de surcroît, qui écrit sur les femmes. Comme sa contemporaine Simone de Beauvoir, mais par le biais de la fiction. C’est la dimension féministe qui frappe d’abord, dans ces courts récits, parus pour la plupart d’abord dans la presse puis rassemblés en un recueil auquel quatre textes postérieurs sont venus s’agréger pour la présente édition. « La journée des femmes n’est jamais suffisante pour venir à bout [des] dégâts » causés par leurs compagnons. Et peut-être se réveilleront-elles « Là-Haut avec un seau plein d’eau dans une main [et] une serpillière dans l’autre ». De plus, pour elles, « ce qui est de l’amour » vient toujours se mêler à « ce qui est du domaine de l’aménagement matériel ». Alors que pour leurs maris ou leurs fiancés…

     

    Les rapports entre femmes et hommes sont toujours placés sous le signe de l’incompréhension, de l’incommunicabilité ou du mensonge. Qu’est-ce qu’ils veulent ? se demandent sans cesse les héroïnes dont nous partageons le point de vue, ou qui s’expriment en monologues intérieurs, que ce soit au style indirect libre ou à la première personne, sous forme de journal. « Comment savoir avec eux ? » Ils se décident à vous embrasser, mais c’est alors que vous reconnaissez le béret avec lequel vous venez de les voir en compagnie d’une autre. Le jeune philologue qui semblait si épris repart abruptement pour son Amérique natale. Philibert, une fois qu’Emma lui a offert, avec ses maigres économies, une montre en or, l’abandonne. René veut revoir Nicole. Joie. Mais c’était pour lui demander de ne rien dire à Nelly de leur ancienne relation…

     

    « Carafes »

     

    Il est vrai que lorsque (rarement) les personnages principaux sont des hommes, on constate que les choses, vues de leur côté, ne valent pas beaucoup mieux. Quand la main de Madeleine se pose « avec insistance » sur le veston d’Alain, c’est toujours pour « l’empêcher, le retenir », le ramener à son statut d’employé de bureau sans avenir. Presque tout le monde est employé de bureau dans ces histoires, qui sont toutes, sans aucune exception, navrantes, et où la dénonciation sociale se mêle fréquemment à la protestation de genre. Ce sont des vies désertes et insipides, « sans alcool », comme les restaurants bon marché où se croisent nos héros, avec leurs « sommelières en tablier blanc », leurs « nappes de papier blanc », « l’eau des carafes », et celle du Rhône, qu’on aperçoit par les fenêtres. « Le monde est devenu vide », constate Adèle, une fois délivrée de son « goître exophtalmique ». Mais, ajoute-t-elle, « est-ce qu’il ne l’a pas toujours été ? »

     

    « Et moi qui croyais qu’il y avait quelque chose à atteindre, à trouver dans la vie »… Ils ou elles le croient tous. « Une sorte de bonheur hors d’atteinte » ; « quelque chose qui [vous] attend ». Pourtant, à mesure que l’on avance, on a « le curieux sentiment de faire fuir au loin » cet objet indéfinissable.

     

    « Son visage au bureau »

     

    L’héroïne de la nouvelle éponyme le cherche dans les restaurants sans alcool. Pour une raison mystérieuse, ceux-ci lui paraissent promettre, plus que des rencontres ou des aventures potentielles, une manière d’accomplissement. « J’aime beaucoup les Végétariens », déclare-t-elle, « et sous leur apparente uniformité, en dépit de leurs carottes râpées, de leur blé en grains, de leur avoine, que de différences subtiles si l’on prend la peine de les apprivoiser »… Il y a du Huysmans (le Huysmans d’À vau-l’eau) chez Alice Rivaz. Sans la misogynie et la flamboyance du style – toujours lisse et comme détaché chez l’écrivaine genevoise. Mais pas sans une forme d’excès, voire de folie, qui s’exprime souvent dans les images. « Je crains », dit un des personnages, « d’être comme un de ces livres non imprimés à l’intérieur, et quand on croit les ouvrir on s’aperçoit qu’il ne s’agit que d’une maquette ». Les yeux d’une autre femme ne sont « pas des yeux, mais une bouche, un estomac, faits pour digérer les regards des hommes ». Les jambes de Mlle Lina, laquelle vient de prendre sa retraite, « ne sav[ent probablement pas très bien ce qui est arrivé à Mlle Lina » et « croi[ent] encore qu’elles [vont] courir et monter dans le tram » chaque matin. Les clientes d’un des fameux restaurants ont « laissé leur visage au bureau (…) et sembl[ent] n’en avoir gardé que (…) ce qu’il fallait à titre d’organe pour boire l’eau des carafes et mastiquer le menu à deux francs cinquante ».

     

    Dans ce monde blanc et vide, où les individus s’absentent, laissant les différentes parties de leur corps mener une vie inquiétante chacune pour soi, hommes et femmes ne se distinguent plus vraiment. La vie moderne a fait d’eux tous des créatures sans visage.

     

    P. A.

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    votre commentaire
  • photo Pierre Ahnne

     

    Qui ne connaît les boîtes à livres ? On y prend ce qu’on y trouve et, du moins en principe, on y remplace ce qu’on y a pris. Ce qu’on y trouve : des manuels de jardinage, des livres de poche éculés, des Guides du routard datant un peu… Mais il y a des emplacements privilégiés. Ainsi, sur la côte normande, habitaient, il y a encore peu de temps, de vieux messieurs et de vieilles dames qui avaient des bibliothèques. Leurs descendants, sans doute, n’ont plus ni leurs intérêts ni leurs goûts. En tout cas, on peut, au hasard d’une promenade, tomber sur tout un lot d’ouvrages publiés au cours des années 1920 par Ferenczi et fils dans la collection Le Livre moderne illustré (dont j’ai déjà parlé ici).

     

    Il y avait Les Noces vénitiennes, d’Abel Hernant (1924), L’Ascension de monsieur Baslèvre, d’Édouard Estaunié (1918, édition 1926), Myrrhine, courtisane et martyre, de Pierre Mille (1922, édition 1927)… Bien d’autres choses qu’il fallut abandonner, surtout en l’absence de monnaie d’échange.

     

    Les fêtes de fin d’année approchent, c’est la saison des surprises, laissez-moi partager un peu avec vous deux de celles que le temps et le hasard m’ont faites.

     

     

    photo Pierre AhnneFrancis Carco, Les Innocents (bois originaux de Dignimont)

     

    C’est l’histoire du Milord et de mademoiselle Savonnette, qui se sont rencontrés à Besançon. Mais le Milord n’est que de passage. Il doit regagner Paris, où l’appelle le désir d’accomplir de grandes choses dans le monde de la délinquance : « Y a l’filon, là-bas… t’sais… Les copains… » Dans la capitale il rencontre Winnie, laquelle est anglaise, et voit immédiatement en lui le héros d’un roman possible : « Elle n’aimait pas le Milord, mais elle se sentait amoureuse, pour son livre, de tout ce qui formait sa vie mystérieuse ». Carco, dit-on, s’est inspiré, pour son deuxième ouvrage publié, de sa liaison avec Katherine Mansfield.

     

    À Besançon, Savonnette pense au Milord et vend ses charmes, aux civils comme aux militaires (avant sa réédition dans la collection en 1924, le roman est paru d’abord, au Mercure de France, en 1916). Son frère, N’a-qu’un-œil, comme son nom l’indique, ne la surveille qu’à demi.

     

    À « Paname », la vie du Milord est plus compliquée que prévu. Winnie l’incite à « aller jusqu’au bout » de lui-même – « Plus tard, quand vous avez commis les choses horribles, vous pouvez vous reposer ». Avec elle, le jeune homme découvre un monde inconnu, et les dialogues, hyperréalistes et contrastés, traduisent la fascination réciproque des personnages pour l’impression d’étrangeté que chacun suscite chez l’autre : « Vous allez dans la pluie et vous cherchez à échapper… Vous savez très bien qu’il est la fin de votre vie, l’amour… et alors, c’est comme si vous êtes furieux » / « J’suis un vrai mec et j’fais c’qu’il m’plaît, mais d’puis que j’m’ai mis avec toi, t’as tout serché pour m’barrer la route et c’est marre, t’entends bien ».

     

    photo Pierre Ahnne

     

    Le Milord hésite entre les perspectives ouvertes par Winnie et la nostalgie de Savonnette (« Je l’aime et elle m’aime. Et, jamais, ça s’ra possible, à cause qu’on a, les deux, chacun ses imaginations »). Il s’engage, il est blessé, le revoilà, comme par hasard, à Besançon. Il y revoit Savonnette. Winnie vient lui rendre visite…

     

    Il y a des départs, des retours, des bagarres, des scènes torrides. Comme le fait aussi Mac Orlan, comme le fera Genet, l’auteur de Jésus-la-Caille (1914) sonde les profondeurs des gens sans instruction et le romanesque des voyous que leur romanesque captive. Tandis que l’histoire déroule son cours tortueux, le décor poursuit sa vie mélancolique : « Dehors, l’épaisse ondée des jours d’hiver frappait les pavés blancs » ; « Mille bruits s’élevaient. Une sirène, puis une autre se firent entendre et le sifflet du petit train départemental qui traverse les remparts »… L’histoire, c’est aussi celle d’un roman qui s’écrit. Winnie le sent prendre tournure, mais elle cherche le dénouement. Quel sera-t-il ? Funeste.

     

    (Suite la semaine prochaine)

     

    Illustrations : bois de Dignimont illustrant Les Innocents, de Carco

     

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    votre commentaire