• Un fils comme un autre, Eduardo Halfon, traduit de l’espagnol par David Fauquemberg (La Table ronde-Quai Voltaire)

    twitter.comEncore un ouvrage qu’on n’aborde pas sans une certaine appréhension. Le titre, déjà, peut inquiéter. Et l’inquiétude se confirme quand on lit la note de l’auteur, écrivain guatémaltèque dont plusieurs romans ont déjà été traduits et publiés chez le même éditeur. « Les histoires qui composent ce livre ont été écrites au cours des cinq dernières années, autrement dit les cinq premières années de la vie de mon fils », dit-il. Et d’ajouter : « un fils qui m’oblige désormais à écrire en tant que père »… Complaisance, attendrissement, mièvrerie, on peut  tout craindre. Mais il faut savoir quelquefois aller au-delà des apparences, et affronter virilement les périls. On est souvent récompensé. Le livre d’Eduardo Halfon en est la preuve.

     

    Circoncision et pou géant

     

    Le fil de la paternité court bien au long des dix-huit courts récits qui le composent. Soit que le narrateur y parle de son fils, soit que ses propres père ou grands-pères y fassent des apparitions, soit qu’il évoque son enfance à lui, sa jeunesse, les expériences qui l’ont conduit à l’âge adulte ; soit, enfin, que les pères dont il est question soient ceux de leurs œuvres – artistes, écrivains, surtout, dont l’auteur lui-même. Celui-ci, en effet, ne cherche pas à se cacher, dans cette entreprise qui pourrait sans doute s’apparenter à quelque chose comme de l’autofiction. Et on reconstituerait sans mal, à partir de ce puzzle, sa vie : enfance au Guatemala dans sa famille juive, migration aux États-Unis pour fuir la violence politique, études, retour au pays avec un diplôme d’ingénieur (« Je n’avais pas choisi ce cursus (…). On l’avait choisi pour moi »). Découverte de la littérature, séjour initiatique et catastrophique à Paris. Voyages en Europe – l’Espagne, Bruxelles, Berlin, où Halfon vit aujourd’hui.

     

    Et, dans tout ça, pas une once de sentimentalité ou de mièvrerie. Le ton des récits mettant en scène l’enfant est donné par le premier, Une petite entaille : on le croit consacré à la naissance ; c’est de la circoncision qu’il s’agit. Plus loin, dans Lecture sage, où l’on voit le petit garçon prendre au hasard un livre dans la bibliothèque de son père et feindre de le lire pour imiter celui-ci, on n’apprendra qu’en chute le titre de l’ouvrage : La Mort du père, de l’écrivain portugais José Luis Peixoto. Dans Le Dimanche dans l’Iowa, nous assistons à une tentative d’initiation de l’enfant aux concerts classiques, et découvrons au passage qu’il préfère jouer, dans le hall d’entrée à être « un pou géant ».

     

    Abîmes

     

    La mort ou l’inquiétante étrangeté neutralisent tout ce qui pourrait inciter à l’attendrissement. On est souvent au bord du fantastique (voir Aquarium, récit d’une bien étrange soirée à la cinémathèque de Bruxelles, ou Quelques secondes à Paris, où le narrateur dit avoir été sauvé de la détresse, et, peut-être, de la folie, par la vision étonnamment précise d’un mollet féminin [« Je pourrais le dessiner »]). Le suicide constitue presque un second fil conducteur. Raconte-t-on un Premier baiser ?... L’histoire finit par une overdose. Et quand ce n’est pas de la mort qu’il s’agit directement, c’est du corps souffrant ou mutilé – la circoncision, voir plus haut, les effrayantes injections dans les fosses nasales imposées à l’auteur adolescent pour soigner ses allergies (Histoire de mes aiguilles).

     

    Mais souffrances et mutilations ne sont pas toutes rituelles ou médicales. Après de premiers récits consacrés au fils de l’auteur ou à l’enfance de celui-ci, Le Lac fait intervenir, comme en passant, un médecin jadis enlevé et torturé par les militaires. À partir de là nous entrons dans une suite de textes qui nous emmènent jusqu’au plus profond de l’horreur, avec Beni, histoire d’un village massacré et incendié par les kaibiles, « commandos d’élite de l’armée guatémaltèque ». On ne revient ensuite que progressivement à des thèmes moins angoissants et plus personnels. Cependant l’avant-dernière nouvelle, Le Dernier Tigre, se termine par l’évocation des plaques commémorant, dans une gare berlinoise, le départ des juifs pour la déportation. Et le dernier, La Marée, raconte comment le père de l’auteur échappa de peu à la noyade dans son enfance.

     

    La boucle est bouclée, liant paternité et mort, en une construction brillante qui place au cœur du recueil la tragédie historique et politique d’un pays. Il ne faudrait pas cependant en déduire que la tonalité est toujours la même : chaque texte passe de l’humour au tragique ou au semi-fantastique dans une juxtaposition apparente dessinant en fait des détours parfaitement imprévisibles, mais nécessaires, autour d’un centre quelquefois seulement suggéré, ou révélé au dernier moment par la chute.

     

    La chute : c’est peut-être le maître-mot secret de ces nouvelles. Non qu’elles y sacrifient toutes. Mais le lecteur qui s’y engage doit savoir qu’il ne sera jamais à l’abri des abîmes – et le risque d’y choir, dont l’auteur joue en virtuose, est ici un principe de construction. Sous l’enjouement, l’enfance, l’auto-ironie souriante de qui revoit de loin son passé, sous le bonheur d’être père… il y a des trappes.

     

    P. A.

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    Tags Tags : , , , , , , ,
  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :