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« Vous êtes l’amour malheureux du Führer », Jean-Noël Orengo (Grasset)
Le titre, faussement racoleur, est une citation peu sûre : un certain Karl Hettlage, collaborateur d’Albert Speer, lui aurait fait cette remarque après avoir participé à une réunion de travail avec lui et Hitler. Invention ou vérité ? Invention plus vraie que la réalité ?... Un tel titre, par son ambiguïté même, résume bien l’enjeu de ce livre singulier.
Jean-Noël Orengo a connu le succès avec La Fleur du Capital (Grasset, 2015), roman choral consacré à la prostitution en Thaïlande, et, dans une moindre mesure, avec Les Jungles rouges (Grasset, 2019), autre roman choral, et historique, qui parle du Sud-Est asiatique. Ici, il s’attaque au personnage de Speer, l’architecte d’Hitler et, donc, peut-être son « amour malheureux ». 1933 : les nazis arrivent au pouvoir. Il est jeune, beau, issu de la bourgeoisie cultivée. Il est « envoûté », dira-t-il plus tard, par l’éloquence du « Guide ». Ce dernier le repère et en fait l’architecte en chef du NSDAP. À ce titre, il mettra en scène le fameux congrès de 1934, réalisera le pavillon de l’Allemagne à l’Exposition universelle de 1937, rénovera la chancellerie et exécutera les maquettes du nouveau Berlin rêvé par son maître. Puis la guerre arrive, il devient ministre de l’armement, le voilà à la tête d’une « armée d’esclaves », prisonniers de guerre et, surtout, déportés. À Nuremberg, il sauve sa tête en assumant sa responsabilité de manière subtile et biaisée : « Je ne savais pas, je sais maintenant, j’aurais dû savoir : je suis donc coupable ». Sorti de Spandau en 1966 après vingt ans de détention, il devient, grâce à la publication de ses Mémoires, Au cœur du Troisième Reich, une sorte de « star », « invité des radios et des télés allemandes », que la BBC « aime beaucoup » et qui se liera d’amitié avec Simon Wiesenthal lui-même.
L’art du romancier
Le récit suit les étapes de cette double carrière. On se glisse avec le héros dans le cercle des intimes d’Hitler, on découvre leurs rivalités et leur vie quotidienne. Ce n’est pas un roman historique, qui mêlerait la fiction à l’Histoire et ferait de figures réelles des personnages romanesques. Est-ce, comme le prétend le sous-titre, un roman ? Pas de héros fictifs, pas d’épisodes imaginaires – seulement des faits vrais, arrangés, ou suspects de l’être. Pas de dialogues au style direct ni d’usage du point de vue interne. Une écriture, certes, nerveuse, le sens de la formule et de la mise en scène. Et, très classiquement, l’épopée d’un individu marchant à la rencontre de lui-même et du monde. Mais ces caractéristiques pourraient aussi bien être celles d’une pure biographie littéraire, dans le style, disons, de Lacouture. Et qu’Orengo voie dans la vie de Speer un vrai roman ne suffirait pas non plus à en faire un de son ouvrage.
Ce qui inscrit incontestablement le texte dans le genre dont il se réclame, c’est, bien plutôt, le dispositif narratif. Le vrai romancier, c’est Speer lui-même : « impossible d’écrire une fiction » sur celui qui a « lui-même écrit son propre roman, avec toutes les séductions que cela suppose ». On lira donc ici avec l’auteur-narrateur, par-dessus l’épaule de Speer, le récit que celui-ci fait de sa propre vie. En soulignant à l’occasion ses ruses, mais en commentant avant tout d’un point de vue purement littéraire – « Magnifique ! Encore une scène remarquable… »
Savoir sans savoir
Cet usage particulier de ce que les spécialistes nomment la vision par derrière a pour effet de placer au cœur de l’ouvrage la notion de fiction et de pouvoir de la fiction. En ce sens, bien sûr, que l’ancien ministre nazi travaille à « construire une figure qui ne soit pas seulement celle d’un monstre au service d’un monstre », à coups d’« omissions », de « déformations » et d’« effets théâtraux ». Mais, surtout, parce que le lire conduit à s’interroger : « Comment [a-t-on] pu imaginer qu’il ignore » ce qu’il prétend n’avoir pas su ? « Pourquoi l’[a]-t-on imaginé » et « préfèr[e]-t-on sa version des faits à celles produites par tant d’historiens » ?... Car « la vérité se révèle insuffisante, et, à la fin, c’est Speer le vainqueur », les mêmes historiens en venant à « reprendre à peu près tout » ce qu’il dit dans ce que l’auteur actuel qualifie d’« autofiction ».
À l’heure où la notion de récit revêt en politique l’importance que l’on sait, on voit bien l’intérêt de se pencher sur un tel cas et de choisir pour cela un tel angle de vue. Nul doute non plus qu’à l’heure des fake news le rapport singulier à la vérité dans un régime où « on sait sans savoir et on ne sait presque rien tout en sachant tout » mérite d’être interrogé, de même que « le combat » mené par un individu « avec la vérité ou plus exactement contre celle-ci ». Pourtant ce ne sont pas là les seuls ni même les principaux thèmes du livre d’Orengo. Comme à peu près tous les récits mettant en scène le totalitarisme, celui-ci a d’abord pour objet la fascination.
La guerre des signes
Fascination d’abord de Speer pour Hitler, « créature atonale » et « expressionniste » tirée « des toiles et des partitions de son temps » (et que le même Hitler déteste), avec son « style physique imparable », son sens de l’« effet théâtral » et sa voix qui « transmet l’air d’une autre planète pour ses admirateurs ». « Qui n’aurait pas été envoûté ? » interroge celui qui passa un temps pour le dauphin du dictateur. Cependant ce dernier, comme le suggérait Hettlage, éprouve pour son jeune et séduisant ministre une attirance symétrique. Tous deux entretiennent une relation complexe, passionnelle, faite de « crise[s] surmontée[s] ensemble ». Et tous deux communient dans la même passion des « signes » : « le guide a engagé la guerre des signes », et les mises en scène de l’architecte ou ses « constructions gigantesques » y jouent un rôle de premier plan. L’un « est un maître du décorum », l’autre « est maître dans l’art de manipuler son auditoire par sa voix ». Tous deux se livrent ensemble, autour de vastes maquettes, à des jeux d’enfants.
À cette fascination réciproque vient évidemment se superposer la fascination de l’auteur-narrateur pour l’un, l’autre et leur relation. Puis, en un redoublement supplémentaire, celle du lecteur pour la fascination qui les unit comme pour le dispositif optico-narratif, entre miroir et voyeurisme, qui la donne à voir. Mettre en scène ce pouvoir de la fascination, propre au totalitarisme, en faire l’objet même du récit autant que son ressort principal, voilà bien ce qui fait la force et la singularité de ce drôle de roman.
P. A.
Tags : Jean-Noël Orengo, "Vous êtes l'amour malheureux du Führer", roman français, rentrée 2024, totalitarisme, nazisme
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