• Pour fêter le dixième anniversaire de mon blog, créé en septembre 2011, j’ai demandé à des écrivains que j’ai rencontrés ou dont j’ai parlé au cours de ces dix années de répondre à une question : « Aimez-vous parler de vos livres ? » Les textes qu’ils m’ont fait l’amitié de m’adresser paraîtront, à raison d’un par semaine, dans l’ordre où ils me sont parvenus.

     

    Danièle Pétrès est une artiste de la forme brève. Son roman La Lecture (Denoël, 2005) rassemble autour de l’événement éponyme, une lecture publique, quatre personnages dont il révèle l’essentiel en quelques dizaines de pages pour chacun. Et dans ses deux recueils de nouvelles, Le Bonheur à dose homéopathique et Tu vas me manquer (2002 et 2008, tous deux chez Denoël), des vies se nouent ou se dénouent le temps d’une anecdote drôle et dérisoire, sous des titres comme « La preuve par la chaussure » ou « Des fraises Tagada à la place du cœur ».

     

    Quotidien, solitude, humour et cruauté… Une écriture lisse et faussement sèche dit, sur le mode de la simple constatation, le manque autour duquel nos petits univers tournent, chacun clos sur lui-même et cherchant désespérément une issue.

     

     

    ©Danièle Pétrès

     

     

     

    Je n’aime pas parler de mes livres, d’ailleurs ça tombe plutôt bien parce que je n’en écris pas beaucoup. Sur les derniers que j’ai publiés, on m’a posé quelques questions c’est vrai, mais le plus souvent on ne savait pas quoi me demander parce que j’écris des nouvelles. Les nouvelles sont des anecdotes, elles sont tellement courtes que tout ce qu’il y a à en dire est déjà dans l’histoire.

     

    Et puis peut-être aussi est-il difficile d’en parler parce que le message n’en est pas toujours profond, ce n’est pas quelque chose qui va révolutionner la pensée ; si bien que le jour où j’ai été invitée à France Culture, j’ai voulu frapper un grand coup, imaginant ma responsabilité devant des milliers d’auditeurs. Je ne pouvais pas les décevoir, alors j’ai cité la phrase de Michel Foucault à propos du Neveu de Rameau : « Rigueur du besoin et singerie de l’inutile, la déraison est d’un même mouvement cet égoïsme sans recours ni partage et cette fascination par ce qu’il y a de plus extérieur dans l’inessentiel ». La journaliste m’a regardée avec consternation quand j’ai voulu ensuite développer sa pensée sans y parvenir, vu qu’encore une fois cette phrase se suffisait à elle-même pour résumer l’esprit de mon livre. Souvent les journalistes m’ont demandé si ma vie était un peu comme dans mes histoires (comment pourrait-il en être autrement) et si c’était vrai que mon ex changeait de chaussettes trois fois par jour (c’était vrai).

     

    Mais à part cet épisode à la radio et ces questions essentielles, personne ne m’en a jamais posé qui semblaient en relation avec ce que j’écrivais vraiment. Je n’ai jamais fait d’article sur un de mes livres, je n’ai jamais publié de tribune ni écrit de manifeste. Je suis entrée en littérature par la porte de la dérision. J’ai voulu faire des livres un peu comme on prépare une bombinette qui va exploser à la fin, mais c’est une bombinette, ce n’est pas une déflagration. Ce n’est pas Hiroshima.

     

    Je n’ai pas d’autre explication au fait d’écrire que ce qu’ont la plupart des gens à en dire, à savoir écrire c’est rester vivant, essayer de comprendre où on en est, essayer de surmonter son passé ; c’est une tentative de réparation, mais sublimée, c’est-à-dire sans tous les détails sordides. C’est essayer de faire de ce qu’on a vécu, le moins et le moins bien, ou l’horrible, enfin, le gentiment dégueulasse, quelque chose de lisible, d’intéressant, voire qui fait sourire, voire même, pourquoi pas, qui fait rire. Parce qu’au fond, ce qui m’a tenue en vie c’est effectivement l’humour, la distance grâce à laquelle je pouvais évoluer dans le petit théâtre de mon enfance, en étant tout à fait en sécurité avec les histoires que j’écrivais dans ma tête, ou simplement les annotations mentales que je prenais en regardant les clients défiler dans le bureau de ma mère, qui était comptable.

     

    Du parc à bébé je suis passée subrepticement à la chaise de bureau où j’essayais d’interrompre les additions interminables de ma mère et de sa secrétaire qui n’avaient pas de machine à calculer.

    Il y avait tout un tas de personnages intéressants qui défilaient à la maison toute la journée. Des femmes qui avaient rencontré leurs maris en essayant des lits parce qu’elles en vendaient ; d’autres, qui enterraient des gens et pensaient, débonnaires, que c’était un travail comme les autres — ce qui nous laissait toujours perplexes —, il y avait des gens qui vendaient des anoraks, des gens qui appelaient leur femme « mon épouse », alors que c’est un terme que je n’entendais jamais chez moi, trop policé. Tout ce monde me fascinait complètement et grâce à lui je n’ai jamais connu l’ennui.

     

    Alors, je n’aime pas parler de mes livres, surtout de ceux que je n’ai pas encore écrits.

    Je n’aime pas en parler parce que j’espère qu’un jour j’en écrirai beaucoup, en tout cas, ceux que je me crois devoir encore écrire pour me sentir tout à fait libre de partir.

     

    Danièle Pétrès

     

     

     

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  • Pour fêter le dixième anniversaire de mon blog, créé en septembre 2011, j’ai demandé à des écrivains que j’ai rencontrés ou dont j’ai parlé au cours de ces dix années de répondre à une question : « Aimez-vous parler de vos livres ? » Les textes qu’ils m’ont fait l’amitié de m’adresser paraîtront, à raison d’un par semaine, dans l’ordre où ils me sont parvenus.

     

    Plasticienne, elle a fabriqué d’étranges objets, livres d’herbe et bibliothèques de cendre. Écrivaine, elle s’est fait connaître avec Bambois, la vie verte (Stock, 1973), où elle racontait, dans des années encore proches de 1968, son installation avec son compagnon dans une ancienne ferme isolée, quelque part au sein de la forêt vosgienne.

     

    Plus récemment, elle a mis en roman l’histoire de sa mère (Elles vivaient d’espoir, 2010, et L’Incandescente, 2016, l’un et l’autre chez Grasset). À sa manière. Celle que l’on retrouve dans les romans (voir ici) dans lesquels elle nous ramène, inlassablement, à sa maison des bois, posée aux limites de la civilisation et de la nature sauvage. Claudie Hunzinger est une auteure des limites. Qui s’efforce, par les moyens de son écriture toute en ruptures, de ressaisir les liens de l’unité toujours en fuite entre l’être humain et le monde.

     

     

    photo France Siptrott

     

     

     

    Cher Pierre Ahnne, j’étais en retard et je vous avais envoyé ce petit texte, né à la va-vite, en une minute, sans y penser, en réponse à votre question : Aimez-vous parler de vos livres ?

     

    Est-ce que j’aime parler de mes livres ? 

     

    Pour moi, la question ne se pose plus. J’ai fini d’essayer. À présent, quand on m’invite à parler d’un de mes romans, c’est comme si une petite voix me conseillait de rester où j’étais. Ne va rien expliquer. Les idées, c’est pas pour toi. Balaie direct les idées. Ne philosophe pas. Ne théorise pas davantage. Ne la ramène pas de ce côté. Tu n’es pas une ornithologue. Tu es un oiseau. Chante. On ne te demande rien de plus. Reste dans tes broussailles.

    Donc, la veille d’une rencontre en librairie ou dans un salon de livres, au lieu de préparer mon sac, je reste chez moi, ayant envoyé une autre que moi parler en mon nom. Et si on vous annonce ma venue, sachez que ce ne sera pas moi. Que je suis dans ma chambre, la fenêtre ouverte sur la nuit, prête à rejoindre Janet Frame qui m’attend dans le cerisier. 

     

    Vous m’avez très gentiment répondu que c’était un peu court.

    J’étais bien de votre avis.

    Donc, comme vous m’avez laissé du temps, j’ai essayé de développer.

    Ce qui a donné :

     

     

    Est-ce que j’aime parler de mes livres ?

     

    J’aimerais tant dire que pour moi la question ne se pose plus. Dire : J’ai fini d’essayer. Écouter cette petite voix qui de plus en plus me conseille de rester où je suis. Ne va rien expliquer. Les idées, c’est pas pour toi. Balaie direct les idées. Ne philosophe pas. Ne théorise pas davantage. Ne la ramène pas de ce côté. Tu n’es pas une ornithologue. Tu es un oiseau. Chante. On ne te demande rien de plus. Retourne à tes broussailles.

     

    J’aimerais tant, la veille d’une rencontre, au lieu de préparer mon sac, envoyer une autre que moi parler en mon nom. Et retourner dans ma chambre. Comme chaque fois, la fenêtre est ouverte sur la nuit. Un arbre a pris la place de ma table de travail. C’est un cerisier. Je cherche à y grimper. Ne sais pas voler. Est-ce que les branches seront assez solides pour accueillir un oiseau sans ailes. Je ne suis que ça. En tout cas, pas un être humain. Longtemps, je me suis ressentie comme une anomalie, pas née dans la bonne espèce, et je me répondais, c’est impossible, tu n’es pas une anomalie, ce qu’on ressent, on n’est jamais seul à le ressentir. Tu as certainement une sœur quelque part. En effet, j’en avais une. D’ailleurs elle est là. Un peu plus haut dans les branches. Elle m’attend dans le cerisier. Elle, elle a des ailes. Janet Frame n’a-t-elle pas écrit dans Vers un autre été — à la fois son premier roman, matrice d’Un ange à ma table, et son livre posthume, n’ayant jamais voulu qu’il soit publié de son vivant tant elle y affirmait — plus de douze fois — qu’elle n’était pas un être humain mais un oiseau migrateur que les humains effrayaient ? Sa lecture, un choc, une totale surprise, la joie, avait légitimé en moi ce sentiment d’étrangeté qui me constitue en profondeur.

     

    Et alors ?

     

    Alors, si dans mon arbre je pense à la rentrée prochaine, si je me demande est-ce que je vais remettre ça, encore une fois, sortir de chez moi pour aller parler d’Un chien à ma table, mon dernier roman, peut-être dans les deux sens du terme, qui sait ? — alors je me réponds c’est possible. Mais si dans une librairie ou dans un salon des livres, on annonce ma venue, je sais déjà que ce ne sera pas moi. Cela n’a jamais été moi.

     

    Cher Pierre Ahnne, je ne suis pas sûre que ce soit suffisant. Vous pouvez très bien, et j’en serais enchantée, me dire de développer ça encore un peu plus. Mais c’est tout le sujet de mon dernier roman.

     

    Claudie Hunzinger

     

     

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  • Pour fêter le dixième anniversaire de mon blog, créé en septembre 2011, j’ai demandé à des écrivains que j’ai rencontrés ou dont j’ai parlé au cours de ces dix années de répondre à une question : « Aimez-vous parler de vos livres ? » Les textes qu’ils m’ont fait l’amitié de m’adresser paraîtront, à raison d’un par semaine, dans l’ordre où ils me sont parvenus.

     

    Dans son roman La Tête haute (Les Impressions Nouvelles, 2013, voir ici) se dissimulait la biographie d’une de ses aïeules. L’essai qu’elle consacra à Genet (Apparitions de Jean Genet, Les Impressions Nouvelles, 2018, voir ici) est sous-titré « récit », et celui pour lequel elle obtint, en 2019, le Femina essai (Giono, furioso, Stock, 2019, ici), est sous-titré « roman ». Quant à l’émouvant récit écrit après la mort de son père (Le Garçon de mon père, Stock, 2021, ici), il n’est pas sous-titré, mais se distingue tant du roman que du portrait, de l’autoportrait, du tombeau, tout en se situant aux frontières de ces divers genres.

     

    Commissaire d’exposition, éditrice (De Genet dans la Pléiade, avec Gilles Philippe, en 2021), écrivaine insaisissable, Emmanuelle Lambert est une artiste de l’écart, du décalage, de tous les pas de côté. Ses livres aux constructions raffinées, portés par une écriture bondissante, abordent l’essentiel par le jeu du détour, de l’apparente digression et du cheminement sinueux. À eux tous, ils composent d’elle un autoportrait en devenir. Mais si elle est présente en chacun d’eux, ce n’est jamais là où l’attendait.

     

     

    Photographie de Magali Lambert

     

     

    La télé et le frigo

     

               « Aimez-vous parler de vos livres ? » À cette question, l'envie est grande de répondre un Non pur et simple, et basta. Mais elle provient de Pierre Ahnne, écrivain dont la finesse critique s'épanouit dans un dialogue incessant avec les livres des autres. Elle est donc posée, non à dessein, mais dans son dessein le plus pur : d'écrivain à écrivain.

                Il me semble qu'il le sait, la réponse ne peut être que Non. Alors ? Mes camarades de réponse – car nous sommes quelques-unes et quelques-uns, je crois, à fêter le dixième anniversaire de son blog en tentant de répondre – auront-ils tous dit Non ? Aura-t-il à la fin une farandole de Non, assemblés en collection comme un collier de nouilles de fête des Mères ? Allez, la grande confrérie écrivaine, venez, on va tous faire comme Beckett (plus ou moins), « bon qu'à ça ». Ou comme Michaux. On va tous dire Non.

                Une fois qu'on l'a dit on n'a pas dit grand-chose, cependant. On a posé. On s'est fait plaisir. On a fait un acte. Affreuse formulation pour des gens d'écriture ou de poésie. Normalement nous devrions tous aller derrière la question. C'est ça, un artiste, ça gratte derrière.

                J'imagine qu'on pourra constituer, selon les réponses, l'équipe du pourquoi (Pourquoi je n'aime pas parler de mes livres). La vie et le labourage physiologique de l'écriture font que j'aimerais plutôt appartenir à l'équipe B, qui préfère parler du comment. Elle est un peu laborieuse, elle tâtonne, elle sue les mots. Elle est parfaitement incapable de répondre au Pourquoi. A la lettre elle ne sait pas. En réalité il faut le dire tout bas, elle se fout du pourquoi.

                Les absolutistes, dont j'aimerais être en idée, et dont je ne suis pas en actes, veulent que seul le texte parle. Les artisans patients de l'écriture, dont j'espère être, savent qu'ils sont coincés avec leur parole sur leur livre, mal nécessaire à leur diffusion. Certaines écrivaines ou écrivains ont fait de délicieuses miniatures de ce genre d'exercice. Je ne sais qui s'y sera perdu, il faudrait le leur demander, la plupart sont morts. Ils nous regardent depuis leur malice ou leur rouerie (Sagan, Duras, Robbe-Grillet...), main dans la main avec les grands silencieux, qui pouvaient encore se taire (Simon, Gracq, Beckett...).

                Parler de mes livres, c'est donc toujours parler de Comment je les ai écrits – et c'est aussi réfléchir à comment en parler le mieux possible. Il s'agit là d'une mission harassante, car si l'on n'est pas conscient que parler, ça ne suffit jamais à vivre, eh bien l'on n'écrit pas. On parle de ses livres, on s'épuise à faire, pour eux, quelque chose qui leur est intrinsèquement contradictoire. Toujours, l'implosion nous guette. Et à chaque fois que je parle de mes livres, j'ai en tête l'œuvre de John Giorno : « Tu as l'air d'une télé assise sur un frigo. »

               C'est ici, me semble-il, qu'il me faut parler du frigo. Car dans le comment parler de ses livres, il y a l'assise. Le contexte. L'occasion : en/hors période de promotion, en privé/en public, en table ronde/en tête-à-tête, sur scène/dans une librairie, en rencontre/en spectacle... Il y a ce sur quoi on s'appuie pour parler, ce qui donne forme à la parole. Il y a les autres. Et selon la manière dont ils s'emparent de la chose, il peut se produire un événement rare, qui supprimera la menace d'implosion de la télé tournant à vide, et qu'on appelle un dialogue. Où, en parlant de ses livres, on n'en parle plus car, subitement, quelqu'un a fait irruption pour planter son salon, son bureau, ou sa bibliothèque, au beau milieu de vos pages. Où vos livres sont alors devenus le prétexte à accueillir l'envers du cirque médiatique/promotionnel/mondain/mal nécessaire, tout aussi constitutif de l'écriture que l'écriture elle-même : la lecture. Où, parlant de vos livres, votre lecteur vous prend par la main, et vous conduit nécessairement à vos lectures ; elles sont la chair de cet être synthétique muet, mais sensible, qu'est un écrivain. Là, on y est. Ces moments seuls m'autorisent à répondre un Oui timide, et très exceptionnel, à la question de Pierre. Oui, j'aime alors parler de mes livres, parce que je ne parle pas ; j’écoute quelqu'un d'autre les lire, je m'absente non pour regarder la télé qui refléterait mon image à vide, mais pour contempler le paysage dansant des souvenirs de lecture. Tout y est éclaté, explosé, indécis. Tout y est vivant. On y respire tant qu'on pourrait presque y écrire.

     

    Emmanuelle Lambert

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  • Pour fêter le dixième anniversaire de mon blog, créé en septembre 2011, j’ai demandé à des écrivains que j’ai rencontrés ou dont j’ai parlé au cours de ces dix années de répondre à une question : « Aimez-vous parler de vos livres ? » Les textes qu’ils m’ont fait l’amitié de m’adresser paraîtront, à raison d’un par semaine, dans l’ordre où ils me sont parvenus.

     

    « Au départ (…), il doit toujours y avoir une situation d’étrangeté ». C’est en ces termes que Gilles Ortlieb, dans l’entretien qu’il a donné à ce blog, décrivait la « condition indispensable », pour lui, à l’écriture. Cette « étrangeté », il s’y confronte en traducteur, notamment du grec (Cavafy, Mitsakis, Séféris, dont, récemment, le journal [Journées, 1925-1944, Le Bruit du temps, 2021]…). Il l’éprouve aussi dans les « coins négligés, peu fréquentés » où les hasards de la vie professionnelle l’ont amené à séjourner. Elle est à l’origine de nombreux livres, soit qu’elle donne naissance au poème (Meuse métal, etc., Le Temps qu’il fait, 2005), soit que le désir de l’apprivoiser en lui conférant une forme singulière de familiarité s’inscrive dans des proses échappant à tout genre défini (Petit-Duché de Luxembourg, La Nuit de Moyeuvre, Le Temps qu’il fait, 1991 et 2000, Tombeau des anges, Gallimard, 2011).

     

    Dans tous les cas, il s’agit toujours du monde à l’instant où, au cœur du quotidien le plus humble, il se donne à voir dans sa fondamentale nouveauté.

     

     

    ©Gilles Ortlieb

     

     

    Quinze août. Au-dessus de la ville en suspens, un ciel laiteux attendant les bleus annoncés, pendant que des criaillements de mouettes viennent ajouter un peu d’exotisme maritime au bavardage des pigeons indigènes. Cette journée « en creux » devrait se prêter à des tâches trop longtemps ajournées, comme le courrier et les lectures en souffrance — sans parler des retards qui ne se laisseront plus rattraper. Il faudrait, autrement dit, la mettre à profit pour se livrer à l’équivalent mental d’une séance de rangement. Dans le lot, cette question posée par Pierre Ahnne à laquelle j’aurais dû répondre il y a plusieurs semaines déjà, s’il ne m’avait entre-temps annoncé que la date de péremption n’était pas si péremptoire, au fond. Quand j’en avais pris connaissance, dans un courriel maintenant ancien, les quelques secondes de réflexion qui s’étaient ensuivies étaient déjà éloquentes en soi : la réponse ne pouvait pas être binaire : oui/non. Il faudrait évidemment nuancer. Si on n’aime pas forcément parler de ses livres, je suppose qu’on tolère que nos livres parlent de nous, entre autres choses. Mais en creux, là encore — comme ce fut parfois reproché. Ce doit être pour beaucoup une affaire de distance : si le livre est trop ‘frais’, publié depuis peu, il y a de bonnes chances pour qu’on soit encore pris dans les tourbillons qui ont accompagné sa composition, et donc mal placé pour en parler avec le recul nécessaire. Trop ancien, en revanche, on aura tendance à l’évoquer comme s’il s’agissait du livre d’un autre, qui ne nous concerne plus vraiment. Et puis cela dépend pour beaucoup aussi de ce dont il est question, dans un livre. De ses petits émois, ou d’un objet largement extérieur à soi ? On commentera plus difficilement un livre de poèmes d’où l’ego est rarement absent qu’une façon de reportage — aussi littéraire soit-il — sur un asile psychiatrique ou une région industriellement sinistrée. La maîtrise du sujet doit déterminer assez précisément le degré d’aisance avec laquelle on pourra ou voudra en parler. Mais quand il s’agit de soi-même… Bref, on aime parler de ses livres quand ces livres eux-mêmes ont l’air d’aimer qu’on en parle. Pour le reste, autant s’en tenir à la marge, dans le grand terrain vague de l’inexprimé, qui fait si bien notre affaire, la plupart du temps. Mi-août : Paris ressemblerait assez à un gant retourné laissant voir ses coutures et, si elle est a priori inchangée, la physionomie des rues se trouve subtilement tronquée par le nombre des vitrines et devantures fermées, affichant des dates à côté du mot « vacances ». Un gauchissement par le vide, en quelque sorte, ou une grande vacance. J’ai bien peur que ces lignes n’en aient rien retranché.

     

    Gilles Ortlieb

     

     

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  • Pour fêter le dixième anniversaire de mon blog, créé en septembre 2011, j’ai demandé à des écrivains que j’ai rencontrés ou dont j’ai parlé au cours de ces dix années de répondre à une question : « Aimez-vous parler de vos livres ? » Les textes qu’ils m’ont fait l’amitié de m’adresser paraîtront, à raison d’un par semaine, dans l’ordre où ils me sont parvenus.

     

    Journaliste, organisatrice de débats, auteure de nombreux articles et d’un essai (Identités lesbiennes, en finir avec les idées reçues, éditions du Cavalier bleu, 2015), Stéphanie Arc a aussi publié un roman, Quitter Paris (Rivages, 2020, voir ici). Roman satirique au sens le plus latin du mot, autrement dit joyeux patchwork où se mêlent fantasmes, souvenirs, messages publicitaires, tableaux synthétiques (elle aime beaucoup ça, voir ci-dessous)… Le tout composant un autoportait ironique et morcelé. Et, esquissant, mine de rien, une réflexion très moderne sur le désir au temps des métropoles.

     

     

    photo Léa Desjours

     

     

     

    Stéphanie Arc, aimez-vous parler de vos livres ?

     

     

     

    Duras est un monstre. Vous vous demandez si quelqu’un l’a pensé avant vous, et qui cela peut bien être. Vous pourriez en parler ensemble, ce serait réconfortant de se dire quand même, cette Duras est un monstre. On aurait moins peur de ses phrases, terribles. 

    En vérité, Duras vous colle la frousse.

    Duras dit des choses terribles, terribles sur l’écriture, des phrases qui vous obsèdent. Pour vous rassurer, vous vous dites bon, ça va, c’est Duras, elle est comme ça, elle joue son rôle de Duras. En plus, elle dit une chose et son contraire, comme lorsqu’elle dit On se tait, sauf qu’elle parle pour le dire. Et puis elle picole. Prends de la distance. Quand on écrit, on se tait, dit-elle. Duras parle pour dire qu’elle se tait lorsqu’elle écrit, sans doute parce que parfois elle se tait et aime à le faire savoir, à cause de la solitude de l’écriture.

    Attention ! elle ne dit pas Il faut se taire lorsqu’on écrit, non non, ça, ça irait encore, surtout que j’ai tendance à désobéir, naturellement je fais le contraire de ce qu’on me demande, c’est un principe, parce que souvent les ordres sont idiots, c’est le contraire de ce qu’il faudrait faire. La contradiction donne le temps d’y réfléchir, et la distance aussi.

    Avec Duras, c’est pas ça le problème. Duras n’ordonne pas Taisez-vous, ne parlez pas de vos livres, ça, c’est plutôt Flaubert, qui trouve que ses lecteurs sont idiots, enfin ceux qui parlent des livres, pas ceux qui se taisent. Flaubert trouvait que les lecteurs qui parlent de ses livres auraient mieux fait de se taire. Il souffre de leurs avis. Il l’écrit dans ses lettres que je n’ai pas lues mais que je connais par Noémi Lefebvre qui, en postface de son livre Parle, parle de Parle, bien que Parler de sa vie son œuvre, dit-elle, est une activité qui frise le ridicule. Sa postface s’appelle “Tais-toi” mais, comme moi, elle préfère désobéir.

    Noémi Lefebvre n’a pas peur de Marguerite Duras, ou alors elle ne le dit pas. Elle n’écoute pas Gustave Flaubert non plus lorsqu’il dit Pourquoi gâter des œuvres par des préfaces ! ou lorsqu’il dit Pourquoi initiez-vous le public aux dessous de votre œuvre ? ou lorsqu’il dit Qu’avez-vous besoin de parler directement au public, il n’est pas digne de nos confidences. Flaubert se répète et c’est pourquoi, souvent, il vaut mieux se taire. Flaubert défend l’autonomie de l’œuvre : il pense que l’œuvre devrait parler d’elle-même sinon cela veut dire qu’elle manque de quelque chose. Personnellement, je trouve qu’elle manque de lecteurs, même si ensuite ça fait beaucoup d’avis, mais au moins on en parle.

    Duras, elle, n’a rien à voir avec ça. Chez elle, c’est existentiel. Elle est du genre définitif définitif, elle assène ses phrases comme des coups de pelle, paf paf. Avec ses lunettes, son col roulé, elle balance des prophéties. C’est la pythie de Neauphle. Elle dit Il fait beau et vous pensez oh là là mince. Elle dit On ne peut pas parler d’un livre qu’on écrit et vous pensez oh mon dieu non, chut chut, c’est trop risqué. Elle dit Écrire c’est se taire, et vous pensez si j’en parle c’est foutu, pour mon texte il va se passer des choses terribles. Comme dans ces braquages où un mec crache le morceau, et crac, la police arrive, ça finit en bain de sang, et adieu les lingots.

    Mieux vaut rester tranquille, et se débrouiller avec sa page, sinon quoi… ? Et voilà, c’est trop tard, j’en ai parlé, j’aurais pas dû, et maintenant qu’est-ce qui va se passer ? Vous flippez. Duras dit que Parler de ça c’est impossible. Elle dit Non non non, tu te débrouilles avec ta page, y a pas moyen, parce que l’idée, tu vois, c’est de hurler en silence, la nuit, dans la maison au milieu des arbres et, au pire, si ça va pas, tu bois un coup.

    Seulement voilà, Marguerite, hurler sans bruit, c’est pas trop mon truc, même avec un petit verre. Alors, à un moment, je vais cracher le morceau, ne serait-ce qu’à mon psy, qui sait très bien m’écouter, peut-être parce que je le paye ou parce qu’il aime Flaubert et voudrait qu’on en parle tandis que, moi, c’est de mon roman que je veux parler et, surtout, pouvoir l’écrire. Et vu qu’écrire c’est décider, du matin au soir, de chaque voyelle et de chaque consonne, bien qu’on n’ait pas idée de ce qu’on fait vu qu’on écrit pour le savoir, à un moment, forcément, je vais en parler, ne serait-ce qu’à ma chérie, qui sait très bien m’écouter, peut-être parce qu’elle n’a pas le choix, ou parce qu’elle veut me tirer de là vite fait. Peut-être même, Marguerite, que je vais lui lire des passages à voix haute. Et, à un moment, timidement, je vais faire lire mon texte à d’autres qui écrivent, pour qu’on en parle et qu’ils me disent Ça bof, ça oui super, ah ça non non non, et peut-être même que j’écouterai leurs conseils, qui ne sont pas des ordres.

    J’avoue, Marguerite, quand on est dans le flot, mieux vaut ne pas s’arrêter pour taper la discute et foncer dans la nuit en hurlant ou en buvant des coups, puisqu’on ne sait pas où on va et, si on savait, on n’écrirait jamais. Alors n’en parlons plus. (Tchin.)

     

    Stéphanie Arc, 4 août 2021

     

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