• Gilles Ortlieb, aimez-vous parler de vos livres ?

    Pour fêter le dixième anniversaire de mon blog, créé en septembre 2011, j’ai demandé à des écrivains que j’ai rencontrés ou dont j’ai parlé au cours de ces dix années de répondre à une question : « Aimez-vous parler de vos livres ? » Les textes qu’ils m’ont fait l’amitié de m’adresser paraîtront, à raison d’un par semaine, dans l’ordre où ils me sont parvenus.

     

    « Au départ (…), il doit toujours y avoir une situation d’étrangeté ». C’est en ces termes que Gilles Ortlieb, dans l’entretien qu’il a donné à ce blog, décrivait la « condition indispensable », pour lui, à l’écriture. Cette « étrangeté », il s’y confronte en traducteur, notamment du grec (Cavafy, Mitsakis, Séféris, dont, récemment, le journal [Journées, 1925-1944, Le Bruit du temps, 2021]…). Il l’éprouve aussi dans les « coins négligés, peu fréquentés » où les hasards de la vie professionnelle l’ont amené à séjourner. Elle est à l’origine de nombreux livres, soit qu’elle donne naissance au poème (Meuse métal, etc., Le Temps qu’il fait, 2005), soit que le désir de l’apprivoiser en lui conférant une forme singulière de familiarité s’inscrive dans des proses échappant à tout genre défini (Petit-Duché de Luxembourg, La Nuit de Moyeuvre, Le Temps qu’il fait, 1991 et 2000, Tombeau des anges, Gallimard, 2011).

     

    Dans tous les cas, il s’agit toujours du monde à l’instant où, au cœur du quotidien le plus humble, il se donne à voir dans sa fondamentale nouveauté.

     

     

    ©Gilles Ortlieb

     

     

    Quinze août. Au-dessus de la ville en suspens, un ciel laiteux attendant les bleus annoncés, pendant que des criaillements de mouettes viennent ajouter un peu d’exotisme maritime au bavardage des pigeons indigènes. Cette journée « en creux » devrait se prêter à des tâches trop longtemps ajournées, comme le courrier et les lectures en souffrance — sans parler des retards qui ne se laisseront plus rattraper. Il faudrait, autrement dit, la mettre à profit pour se livrer à l’équivalent mental d’une séance de rangement. Dans le lot, cette question posée par Pierre Ahnne à laquelle j’aurais dû répondre il y a plusieurs semaines déjà, s’il ne m’avait entre-temps annoncé que la date de péremption n’était pas si péremptoire, au fond. Quand j’en avais pris connaissance, dans un courriel maintenant ancien, les quelques secondes de réflexion qui s’étaient ensuivies étaient déjà éloquentes en soi : la réponse ne pouvait pas être binaire : oui/non. Il faudrait évidemment nuancer. Si on n’aime pas forcément parler de ses livres, je suppose qu’on tolère que nos livres parlent de nous, entre autres choses. Mais en creux, là encore — comme ce fut parfois reproché. Ce doit être pour beaucoup une affaire de distance : si le livre est trop ‘frais’, publié depuis peu, il y a de bonnes chances pour qu’on soit encore pris dans les tourbillons qui ont accompagné sa composition, et donc mal placé pour en parler avec le recul nécessaire. Trop ancien, en revanche, on aura tendance à l’évoquer comme s’il s’agissait du livre d’un autre, qui ne nous concerne plus vraiment. Et puis cela dépend pour beaucoup aussi de ce dont il est question, dans un livre. De ses petits émois, ou d’un objet largement extérieur à soi ? On commentera plus difficilement un livre de poèmes d’où l’ego est rarement absent qu’une façon de reportage — aussi littéraire soit-il — sur un asile psychiatrique ou une région industriellement sinistrée. La maîtrise du sujet doit déterminer assez précisément le degré d’aisance avec laquelle on pourra ou voudra en parler. Mais quand il s’agit de soi-même… Bref, on aime parler de ses livres quand ces livres eux-mêmes ont l’air d’aimer qu’on en parle. Pour le reste, autant s’en tenir à la marge, dans le grand terrain vague de l’inexprimé, qui fait si bien notre affaire, la plupart du temps. Mi-août : Paris ressemblerait assez à un gant retourné laissant voir ses coutures et, si elle est a priori inchangée, la physionomie des rues se trouve subtilement tronquée par le nombre des vitrines et devantures fermées, affichant des dates à côté du mot « vacances ». Un gauchissement par le vide, en quelque sorte, ou une grande vacance. J’ai bien peur que ces lignes n’en aient rien retranché.

     

    Gilles Ortlieb

     

     

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