• Le Garçon de mon père, Emmanuelle Lambert (Stock)

    commerces-immarcescibles.blogspot.comÇa faisait un moment qu’on la sentait tourner autour d’un tel livre… En 2013, dans La Tête haute (1), Emmanuelle Lambert déguisait en roman la vie de Betty, sa grand-mère maternelle. En 2019, dans son bel essai, Giono, furioso (2), parlant du père de l’écrivain provençal, elle évoquait fugitivement les moments passés à l’hôpital au chevet de son propre géniteur, en route vers la mort. Elle le rappelle dans ce livre-ci, où ce père et cette mort occupent la place centrale.

     

    L’âne, la mangouste et les institutrices

     

    Ce livre-ci. Mais quelle sorte de livre ? Ni un roman ni un essai. Un portrait ? « Je serais bien en peine de faire un portrait de mon père sans penser qu’il est faux (…). Même ce "il", qui présuppose une unité, est une fiction ». Un tombeau, comme au XVIIe siècle ? Il est question de tellement d’autres personnes, à part le père : de Betty, qu’on retrouve, de Dina, l’autre grand-mère, de la mère et des femmes lumineuses de sa famille, du romanesque grand-père paternel, qui fut trapéziste et musicien…

     

    Alors, un récit d’enfance ? Pas seulement non plus, même si l’on y parle des dimanches qui s’écoulent « dans l’appréhension du lendemain et la grisaille passée au chaud du temps qui s’étire », de L’Empire contre-attaque et de « l’odeur alcoolisée et saturée du mélange de parfums divers » qui régnait dans le magasin Aux Dames de France. En fait, Emmanuelle Lambert reste fidèle à ce qui est décidément sa manière : pas de côté, ruptures, fragments accumulés. Une manière qui convient à son sens de la scène, du détail, comme à son goût pour la lumière et les couleurs. Et qui, surtout, rejoint ici le fonctionnement de la mémoire, où l’âne de la comtesse de Ségur, « la mangouste de Kipling », « les rollers », « le chien, les institutrices, les tortues, les fleurs » coexistent « en stricte équivalence ».

     

    « La vie qui passe, ça coûte… »

     

    Il y a, bien sûr, un fil conducteur : du dimanche au vendredi, les six jours qui vont de l’arrêt des traitements à l’issue fatale. Ils sont rythmés par les heures dans la chambre, à suivre le travail de la mort (« C’est que, la vie qui passe, ça coûte. Qu’elle surgisse ou qu’elle se retire, ça traverse la viande et les os »). Mais ce récit d’un acheminement vers la fin est coupé de retours en arrière, d’éclats du passé, juxtaposés selon le principe de l’association libre. Travail de la mort et travail de la mémoire avancent de conserve, et, peu à peu, la narratrice construit, ou fait construire à son lecteur, un édifice subtilement composite. On y voit se dessiner, à coups d’instantanés précis, une image, malgré tout, du père. Pas plus qu’elle ne cherchait à rendre Giono sympathique, Emmanuelle Lambert n’atténue les contradictions de cet informaticien « fou de seience-fiction, de rock et de jeu d’échecs », boulimique de lecture, « ersatz agité de John Lennon », chaleureux et enthousiaste mais capable aussi « de promesses trahies et de mots durs » lors de sa séparation d’avec la mère. Laquelle est très présente, comme tant d’autres figures, dont certaines évoquées plus haut. Et ce sont également les images de plusieurs époques qui surgissent, dans ce texte où se superposent les plans familial, historique et individuel.

     

    Dans cet ordre. Car celle qui parle se voit comme le produit de multiples environnements croisés, dont chacun change à son propre rythme. Si c’était un autoportrait, ce serait un autoportrait en mouvement : une femme advient progressivement, qui fut d’abord « le garçon de [son] père », chargé de « vivre avec lui l’envers heureux de son enfance » délaissée, avant d’accéder, au contact des femmes qui l’entouraient aussi, à une « colère » qui se transformera en « programme ». Évolution résumée par une belle formule presque finale : « Savoir qu’il m’avait toujours aimée, à sa manière brouillonne et généreuse, m’a autorisée à me libérer de son amour ».

     

    P. A.

     

    (1) Les Impressions nouvelles, 2013, voir ici

    (2) Stock, 2019, voir ici

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