• www.mark-rothko.orgSurtout connu en France comme auteur de théâtre, le Prix Nobel 2023 est également romancier. En 2021, Bourgois publiait en un seul tome, sous le titre (général) de L’Autre Nom, les deux premiers volumes de ce qui doit être une Septologie.

     

    Deux parties, donc, de longueurs inégales, qui seront en principe suivies de cinq autres. Sept jours d’une semaine dont voici pour l’instant les deux premiers. Asle est peintre et vit dans un hameau de l’ouest de la Norvège. La ville la plus proche est Bjørgvin, pas trop loin de Bergen, où habite Fosse lui-même, qui est né sur la même côte ouest. Asle rentre de Bjørgvin, justement, où il a fait des courses, sans s’arrêter pour rendre visite à un autre Asle, peintre lui aussi, du même âge que lui, coiffé et habillé de la même façon, mais, contrairement à l’Asle qui nous parle, parvenu au dernier degré de l’alcoolisme et du désespoir.

     

    « Quelque chose parle »

     

    L’Asle sobre, pris de remords, retourne sous la neige à la ville, y erre longtemps, y découvre son alter ego évanoui au coin d’une rue, l’emmène aux urgences et recueille son chien. Il passe ensuite une nuit à l’hôtel, puis, le lendemain, il rentre chez lui, où il retrouve son ami et voisin Åsleik.

     

    C’est tout. Même si plusieurs personnages unis par des rapports complexes et mystérieux sont apparus – Ales, femme défunte d’Asle, Alida, sa sœur, Guro, une probable ancienne maîtresse – pas ici d’intrigue riche en surprises et pleine d’astuce. Rien non plus de social, de sociétal, de politique ou d’historique. Ce gros livre est une épure. De quoi parle-t-il pour de bon ? Car, de même que dans chaque tableau il y a une image « invisible derrière ou dans l’image qui [est] peinte », dans les livres « quelque chose (…) parle silencieusement dans et derrière les lignes et les phrases ». « Ça ne peut pas être dit, mais peut-être que ça peut être montré ». Ce « quelque chose » est au cœur du récit de l’écrivain norvégien.

     

    « C’est donc Lui qui est »

     

    Ce qui saute cependant d’abord aux yeux, c’est la typographie : l’absence de points et, sauf pour certains dialogues, de retour à la ligne. Ce sont les répétitions, la platitude intentionnelle, les gestes et les détails matériels maniaquement développés, la dilatation hypertrophique du temps. Il y a dans tout cela infiniment plus qu’un procédé. Du début à la fin, la conscience du personnage-locuteur s’étire en une mélopée hypnotique. Est-ce un monologue intérieur ? Oui et non. Plutôt qu’un flux de conscience, il s’agit ici des tressaillements de la pensée comme entretien permanent avec soi. Et le texte, tout en mimant la continuité du médium pictural, obéit aussi à la discontinuité des images.

     

    Comme un courant électrique, la conscience saute. D’un temps à l’autre, des scènes de l’enfance surgissant brusquement, ou de l’époque où Ales était encore vivante, où elle et Asle étaient jeunes, sans que rien les distingue de ce qui est censé être la réalité narrée. D’un moi à l’autre. Car Asle est peut-être l’autre Asle, pas seulement celui qu’il aurait pu devenir mais celui qu’il est aussi. Le monde, en effet, est un. « La différence n’est pas si grande, oui, la différence entre la vie et la mort, entre les vivants et les morts », « tous les êtres humains sont liés les uns aux autres, les vivants, les morts, les gens qui ne sont pas encore nés ». Ce qui les lie, c’est Dieu. Il est « tout, tout mélangé » : « c’est donc Lui qui est, Lui que toutes les choses ont en commun ». Converti au catholicisme, comme l’est l’auteur lui-même, le héros de Jon Fosse ne cache pas sa foi.

     

    « Je vois »

     

    Et tout le livre est innervé par une pensée du religieux, qu’on pourrait peut-être qualifier de heideggérienne. Passé, présent, futur ne sont que des modalités du temps. C’est la lumière qu’Asle cherche, depuis son enfance, à peindre, « la lumière invisible » qui apparaît « dès l’instant où elle est comme foncée, comme noircie ». On pense irrésistiblement à l’utilisation par Heidegger de cette métaphore : nous ne voyons jamais la lumière en tant que telle, remarque-t-il, elle se retire, comme l’être, derrière les choses, qu’elle fait apparaître et qui sans elle ne seraient pas là. De même, le Dieu d’Asle vit « dans l’obscurité » : « oui, Dieu est obscurité, et cette obscurité, l’obscurité de Dieu, oui, ce néant, oui, il brille, oui, c’est de l’obscurité de Dieu que vient la lumière »…

     

    Qu’on n’aille pas en conclure que l’auteur norvégien aurait produit un traité philosophique ou théologique. Si son personnage est peintre, ce n’est pas par hasard. On est sans arrêt dans le concret des images, et la formule clé du livre, inlassablement répétée, est « je vois ». « Je vois », dit Asle encore enfant mais futur peintre, en découvrant la multiplicité des couleurs (« on dit bleu, juste bleu, alors qu’il y a sûrement un millier de bleus différents »). « Je vois », dit Asle le croyant, qui perçoit la présence-absence du divin. Mais « je vois » est aussi une formule magique, digne d’un conte, qui déclenche une rupture soudaine de la continuité, un bond instantané dans le temps, l’espace, l’identité même, provoquant le surgissement d’autres images. Sous la plume de Jon Fosse celles-ci se font parole, et la lumière se fait voix.

     

    P. A.

     

    Illustration : Mark Rothko, Untitled (Black and grey), 1969

     

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  • www.desfemmesquicomptent.comDepuis quelque temps, on s’est mis à parler d’Alice Rivaz. En France. Car dans son pays, la Suisse, l’écrivaine née en 1901 et morte en 1998 jouissait déjà d’une vraie réputation. La reprise en 2022 de son roman La Paix des ruches (1947) en collection de poche par Zoé, qui avait déjà republié les nouvelles de Sans alcool (première édition en 1961 à La Baconnière), a éveillé certains échos de notre côté de la frontière.

     

    Pas par hasard. Voilà une femme qui, avant la Seconde Guerre mondiale, refuse le mariage, travaille – au Bureau international du travail, à Genève – et écrit –  l’interruption des activités du BIT pour cause de conflit lui permettant d’entamer une carrière  qui ne  reprendra ensuite qu’après sa retraite, en  1959.

     

    « Comment savoir avec eux ? »

     

    Une femme, de surcroît, qui écrit sur les femmes. Comme sa contemporaine Simone de Beauvoir, mais par le biais de la fiction. C’est la dimension féministe qui frappe d’abord, dans ces courts récits, parus pour la plupart d’abord dans la presse puis rassemblés en un recueil auquel quatre textes postérieurs sont venus s’agréger pour la présente édition. « La journée des femmes n’est jamais suffisante pour venir à bout [des] dégâts » causés par leurs compagnons. Et peut-être se réveilleront-elles « Là-Haut avec un seau plein d’eau dans une main [et] une serpillière dans l’autre ». De plus, pour elles, « ce qui est de l’amour » vient toujours se mêler à « ce qui est du domaine de l’aménagement matériel ». Alors que pour leurs maris ou leurs fiancés…

     

    Les rapports entre femmes et hommes sont toujours placés sous le signe de l’incompréhension, de l’incommunicabilité ou du mensonge. Qu’est-ce qu’ils veulent ? se demandent sans cesse les héroïnes dont nous partageons le point de vue, ou qui s’expriment en monologues intérieurs, que ce soit au style indirect libre ou à la première personne, sous forme de journal. « Comment savoir avec eux ? » Ils se décident à vous embrasser, mais c’est alors que vous reconnaissez le béret avec lequel vous venez de les voir en compagnie d’une autre. Le jeune philologue qui semblait si épris repart abruptement pour son Amérique natale. Philibert, une fois qu’Emma lui a offert, avec ses maigres économies, une montre en or, l’abandonne. René veut revoir Nicole. Joie. Mais c’était pour lui demander de ne rien dire à Nelly de leur ancienne relation…

     

    « Carafes »

     

    Il est vrai que lorsque (rarement) les personnages principaux sont des hommes, on constate que les choses, vues de leur côté, ne valent pas beaucoup mieux. Quand la main de Madeleine se pose « avec insistance » sur le veston d’Alain, c’est toujours pour « l’empêcher, le retenir », le ramener à son statut d’employé de bureau sans avenir. Presque tout le monde est employé de bureau dans ces histoires, qui sont toutes, sans aucune exception, navrantes, et où la dénonciation sociale se mêle fréquemment à la protestation de genre. Ce sont des vies désertes et insipides, « sans alcool », comme les restaurants bon marché où se croisent nos héros, avec leurs « sommelières en tablier blanc », leurs « nappes de papier blanc », « l’eau des carafes », et celle du Rhône, qu’on aperçoit par les fenêtres. « Le monde est devenu vide », constate Adèle, une fois délivrée de son « goître exophtalmique ». Mais, ajoute-t-elle, « est-ce qu’il ne l’a pas toujours été ? »

     

    « Et moi qui croyais qu’il y avait quelque chose à atteindre, à trouver dans la vie »… Ils ou elles le croient tous. « Une sorte de bonheur hors d’atteinte » ; « quelque chose qui [vous] attend ». Pourtant, à mesure que l’on avance, on a « le curieux sentiment de faire fuir au loin » cet objet indéfinissable.

     

    « Son visage au bureau »

     

    L’héroïne de la nouvelle éponyme le cherche dans les restaurants sans alcool. Pour une raison mystérieuse, ceux-ci lui paraissent promettre, plus que des rencontres ou des aventures potentielles, une manière d’accomplissement. « J’aime beaucoup les Végétariens », déclare-t-elle, « et sous leur apparente uniformité, en dépit de leurs carottes râpées, de leur blé en grains, de leur avoine, que de différences subtiles si l’on prend la peine de les apprivoiser »… Il y a du Huysmans (le Huysmans d’À vau-l’eau) chez Alice Rivaz. Sans la misogynie et la flamboyance du style – toujours lisse et comme détaché chez l’écrivaine genevoise. Mais pas sans une forme d’excès, voire de folie, qui s’exprime souvent dans les images. « Je crains », dit un des personnages, « d’être comme un de ces livres non imprimés à l’intérieur, et quand on croit les ouvrir on s’aperçoit qu’il ne s’agit que d’une maquette ». Les yeux d’une autre femme ne sont « pas des yeux, mais une bouche, un estomac, faits pour digérer les regards des hommes ». Les jambes de Mlle Lina, laquelle vient de prendre sa retraite, « ne sav[ent probablement pas très bien ce qui est arrivé à Mlle Lina » et « croi[ent] encore qu’elles [vont] courir et monter dans le tram » chaque matin. Les clientes d’un des fameux restaurants ont « laissé leur visage au bureau (…) et sembl[ent] n’en avoir gardé que (…) ce qu’il fallait à titre d’organe pour boire l’eau des carafes et mastiquer le menu à deux francs cinquante ».

     

    Dans ce monde blanc et vide, où les individus s’absentent, laissant les différentes parties de leur corps mener une vie inquiétante chacune pour soi, hommes et femmes ne se distinguent plus vraiment. La vie moderne a fait d’eux tous des créatures sans visage.

     

    P. A.

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  • fr.aquasphereswim.comC’est un retour en arrière, mais pas trop loin : le livre d’Alan Pauls, écrivain argentin que rendit célèbre son roman Le Passé (même éditeur, 2005), est paru au printemps dernier et s’est trouvé mis en souffrance pour cause d’engorgement dans mes lectures…

     

    D’abord, il y a la syntaxe. Les phrases longues, complexes, entrelardées de parenthèses, boucles et excursus de toutes sortes – car le moindre détail, même simplement supposé ou convoqué dans le cadre d’une image, donne lieu à un développement, si ce n’est à un microrécit. Suivre et déchiffrer ces arabesques constituerait un vrai plaisir intellectuel s’il n’y avait pas aussi, hélas, la traduction… Si criblée de fautes et d’incorrections de toutes sortes qu’on croit presque à une plaisanterie, ou à une de ces défaillances informatiques qui causent tant de soucis au héros du roman de Pauls. Et quand je dis fautes, je veux dire « dont la plupart d’entre eux », « deux fois plus bon marché », « jusqu’à ce que les parents faisaient irruption », sans parler de cette voix « roque » et de ce chien « léger et morbide comme un jouet en caoutchouc ».

     

    Sordidissimes et Chatroulette

     

    On serre les dents. On s’efforce d’avancer en fermant les yeux pour mieux distinguer, à l’arrière-plan, le style d’un romancier qui fut aussi l’auteur d’un essai sur Borges. Style qui semble traduire le goût du labyrinthe tout en mimant l’arborescence informatique et le malaise d’un survivant du XXe siècle exilé dans le monde ultra-technologique et numérisé d’aujourd’hui. Il s’appelle Savoy. « Foire de l’identité, page planétaire d’annonces classées, casting non-stop, séance d’identification globale… Savoy se demand[e] quand le monde s’[est] transformé en une chose pareille ».

     

    Il est toujours un peu à côté, dans la position du voyeur atterré ou de l’acteur maladroit jouant comme il peut un rôle mal appris. D’où de nombreux effets comiques. La descente de cet antihéros au cœur de l’enfer moderne s’organise en longs détours concentriques. Au début, il visite compulsivement, sans avoir la moindre intention de les louer, des appartements, de préférence occupés, pour le seul plaisir de surprendre quelque chose de la vie et de la solitude d’autrui. Quand il passe aux achats frénétiques en ligne, le propos se précise : lampe sur pied « semblable à une mante religieuse », « couteaux japonais », « porte-manteau de bureau des années 1950 », « bracelets en plastique usés », « jardinière en plastique imitation argile cuite cassée »… dans ces objets inutiles où Quignard aurait reconnu  des « sordidissimes », notre ami de Buenos Aires cherche les traces et les restes d’un  monde ancien. Mais, ce faisant, il s’est laissé happer par le malstrom Internet. Et le voilà bientôt qui passe son temps sur le site de contact « Chatroulette ».

     

    Marcel et les pixels

     

    Sa rencontre avec Carla, incarnation de l’époque, vient concentrer et fixer l’obsession de Savoy en lui donnant la forme de la fascination amoureuse. « Les pièces dont il avait l’intuition qui la constituaient [je traduis la traduction : « qu’elles la constituaient »] (…) ne s’emboîtaient pas du tout et l’empêchaient de se faire une opinion exacte d’elle ». Quand cette jeune femme, qui pratique le gardiennage d’appartements ou de maisons en l’absence de leurs propriétaires, doit partir pour l’autre bout du monde, le roman prend et donne toute sa mesure.

     

    Carla a laissé à Savoy un kit de natation, et Skype sur son ordinateur. Savoy va donc à la piscine, et s’entretient avec Carla sur Skype. Les deux pistes se rejoindront dans la dernière partie, où on voit le héros, ayant quitté l’Argentine pour Berlin, tenter sans fin d’approcher une aimée désormais à portée de main et pourtant toujours hors d’atteinte. Entre-temps, on l’aura connu aux prises avec la technologie et un voyeurisme sans cesse contrarié, qui exaspère sa jalousie. Car même si les deux amants, chacun de son côté de l’écran, se livrent face à face à un auto(?)-érotisme assidu, il y a toujours le problème du cadre – et de tout ce qu’il montre et dérobe de la vie de l’autre. Savoy souffre d’une blessure « difficile à localiser – l’ablation d’où elle procèd[e] [est] massive » ; il a besoin « de n’importe quelle prothèse, y compris celle de Skype » ; il fait à Carla « des scènes de Skype » ; et tout le récit se met à baigner dans un érotisme diffus, fruit de la frustration et de la distance.

     

    « Grâce à Skype, qui le mettait en relief sans pitié, l’abîme entre les écosystèmes dans lesquels chacun respirait se surprenait à occuper le centre de la scène. Dans le fond, désormais rien de spatial ou de temporel ne les séparait. Ils appartenaient à des espèces différentes, un point c’est tout ». On est toujours la moitié fantôme de l’autre, et ce portrait de la solitude contemporaine se révèle finalement plus proustien que borgésien : rien n’a changé depuis Marcel et Albertine – hors l’intervention des pixels.

     

    P. A.

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  • L'Irlande, déjà...Il y a dix ans, j'aimais déjà l'Irlande. Mais moins le roman de Sorj Chalandon, Retour à Killybegs. L'auteur s'y mettait à la place d'un combattant de l'IRA, erreur fatale...

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  • photo Pierre AhnneIl y a dix ans, j’avais aimé le roman de Marie Darrieussecq Clèves, qui venait de sortir, au point d’y consacrer le tout premier article de ce blog. Ce n’était pas l’histoire de madame de La Fayette. D’ailleurs je me méfiais déjà des romans biographiques. C’était l’histoire de Solange, qui avait « le malheur d’être fille et d’avoir quatorze ou seize ans »…

     

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