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Par Pierre Ahnne le 23 Août 2022 à 18:15
C’est l’automne. Si, si, ne comptons pas sur le temps qu’il fait pour nous l’apprendre, du reste qu’a encore à nous dire, par les temps qui courent, le temps qu’il fait ?
Fions-nous plutôt aux libraires, dont les tables, dès la semaine dernière, ont accueilli les premiers ouvrages de cette rentrée, la douzième pour ce blog.
Parmi eux, certains dont on parle déjà beaucoup… Il y en a d’autres, inévitablement, dont on parlera moins, et dont certains mériteraient qu’on en parle pour le moins autant.
Plutôt que d’énumérer des thèmes, essayons de repérer des tendances, susceptibles de nous renseigner sur l’évolution du genre qui m’occupe surtout : le roman.
D’abord, si j’en juge à ce que j’ai lu ou qui figure encore sur ma pile, l’air du temps est décidément aux gros livres. Plusieurs d’entre ceux que je compte évoquer comprennent plus de 400 pages, et l’un flirte avec les 600. Les auteurs ne doutent de rien, qui sont sûrs de ne pas perdre le lecteur en route sur pareilles distances… Il est vrai qu’il s’agit parfois de romans choraux, envisageant franchement de peindre une époque (Le Pion, Paco Cerdà, La Contre Allée ; Sud, Antonio Soler, Rivages – tiens, deux Espagnols).
Plus modestement, si j’ose dire, l’autobiographie, quel que soit le nom qu’on lui donne, persiste. Elle croise parfois l’Histoire, comme dans Nous, les Allemands, d’Alexander Starritt, chez Belfond (la Seconde Guerre mondiale vue du mauvais côté, sur le front russe) ou Le Tumulte, de Sélim Nassib, au Seuil (Beyrouth, bien sûr).
Parfois aussi elle se contente d’adopter les détours, décalages et ruses habituels : Tenir sa langue, de Polina Panassenko, à l’Olivier (une enfance entre russe et français), Vivance (David Lopez, de retour à vélo sur les routes de France ; Seuil), Un chien à ma table (Claudie Hunzinger, à l’écoute du monde depuis, toujours, son ermitage vosgien ; Grasset), Totalement inconnu (Bourgois), où Gaëlle Obiégly poursuit son entreprise singulière…
Par ailleurs, l’intérêt pour le roman biographique (quel que soit le nom…, etc.) ne faiblit pas. Nous
aurons ainsi Le Pion (Paco Cerdà, La Contre Allée – un joueur d’échecs), Robert de Niro, le Mossad et moi (Paule Darmon, L’Antilope – un espion israélien), Un Noël avec Winston (Corinne Desarzens, La Baconnière – vous voyez qui).
Cependant, l’imaginaire ne perd pas ses droits. La preuve : Quelque chose à te dire, thriller psycho-littéraire de Carole Fives, chez Gallimard ; Notre si chère vieille dame auteur, d’Anne Serre, au Mercure de France (inclassable et ludique, comme toujours) ; La Dissociation, premier roman de Nadia Yala Kisukidi, au Seuil, qui conte les aventures d’une naine chez les zonards ; La Leçon du mal, ou l’horreur au lycée, de Yûsuke Kishi, chez Belfond ; Sud, d’Antonio Soler, tissu de fictions sur fond de canicule et de désarroi urbain, chez Rivages.
On en vient à l’apprécier, l’imaginaire… Il nous repose de l’étrange obsession de l’histoire vraie, et, bien souvent, est plus vrai qu’elle. Vous allez dire que je prêche pour ma paroisse, moi qui mets en scène le diable dans un roman à paraître en octobre (Faust à la plage, aux éditions Vendémiaire, voir ici). Vous n’aurez pas tort : l’être humain est ainsi…
Bonne rentrée, bonnes lectures,
P. A.
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Par Pierre Ahnne le 25 Juillet 2020 à 09:00
Qu’est-ce que le régionalisme ? Certes, il y a toutes les histoires d’escargots et de soupe aux herbes sauvages. Mais Vercel ? Et Giono ? Et Ramuz ? Parce qu’ils parlent d’une région, doivent-ils être considérés comme des écrivains régionaux ?
Pour Pourrat, c’est un peu plus compliqué. Vialatte, qui fut son ami et dont il fut le mentor, règle la question à sa manière : « Le régionalisme est un exotisme de choix » ; « il y a, au fond, dans Pourrat, aussi peu d’Auvergne que possible et (…) ce qu’il appelle Auvergne n’est qu’un pays inventé par le cœur ». Vu comme ça, évidemment… Accuserait-on Baudelaire de vouloir faire couleur locale quand il écrit « La Chevelure » ? Et l’auteur des Fruits du Congo va plus loin encore : « Pourrat a fait l’Auvergne », proclame-t-il, définitif, « il a sauvé l’Auvergne de sa légende », en en faisant « un site "où souffle l'esprit" » (1).
Errements
Mais Vialatte a beau dire… Henri Pourrat, né (1887) et mort (1959) à Ambert (Puy-de-Dôme), comptait, parmi les auteurs dont il avait subi l’influence, Rousseau mais aussi, et l’allusion ci-dessus suffirait à le rappeler, Barrès. Il célébrait « l’énergie » comme une force qui nous vient de nos pères, et, dans sa philosophie en gros sabots, Socrate, annonciateur du rationalisme (?), préfigurait Hitler. Il chantait la figure du Paysan, était apôtre du Retour à la terre, accueillit Pétain à Ambert et fut décoré de la Francisque. Vialatte, fort embarrassé sans doute, préfère éviter de rappeler ces détails. Et il est vrai aussi que Pourrat s’éloignera du tristement fameux régime, aidera des juifs et des partisans menacés…
De toute façon, on ne peut pas réduire le régionalisme à ses dérives, ni l’auteur de Gaspard des montagnes (pas plus qu’aucun auteur, du reste) à ses errements. Il n’en reste pas moins que l’œuvre a indéniablement son côté ethnographique. À côté des romans (Vent de mars, prix Goncourt 1941), des essais, des poèmes, elle comprend les treize volumes du Trésor des contes (Gallimard, 1948 / 1962), pour lesquels notre homme a réalisé, à partir de la tradition orale auvergnate, un travail comparable à celui des frères Grimm. Quant aux quatre volumes relatant l’épopée de Gaspard, ils sont aussi un précieux ouvrage documentaire sur la vie qu’on menait du côté d’Ambert sous le Premier Empire et la Restauration ; avec chansons, légendes, historiettes et proverbes (« Quand on sème des épines, on ne va pas sans sabots » ; « Quand l’arbre tombe, tout le monde court à la feuille »).
Sombres histoires
Quatre romans : Le Château des sept portes, L’Auberge de la Belle Bergère, Le Pavillon des amourettes, La Tour du levant. Plus de sept cents pages, rééditées en 2006 par Albin Michel, qui les avait publiées entre 1921 et 1931, année où l’ensemble reçut le Grand Prix du roman de l’Académie française. Le gros volume de 2006 rassemble les quatre tomes, divisés chacun en « Veillées », à leur tour divisées en « Pauses ». Un « dit la vieille », au début de chaque volume, l’inscrit dans une manière de tradition orale. Pourrat n’est pas Ramuz, qui sut faire d’un parler local une écriture toute personnelle et parfaitement inimitable — même si Vialatte, encore lui, parle, à propos de l’Auvergnat, de « son style, âpre et onctueux à la fois, comme du Fénelon revu par Walt Whitman ». Cependant, un jeu discret mais efficace sur les pronoms personnels installe le récit dans un espace ménagé entre narrateur, personnage et commentateur anonyme (« Mais Gaspard entendait s’acharner contre elle. Qu’elle souffre, tant pis : je souffre assez, elle peut bien souffrir ! » ; « Quand on est loin, les soirs, ou la nuit, tout seul, on la revoit, Anne-Marie, assise sous un sureau. Elle me regardait, le front un peu baissé… »).
Qu’est-ce que ça raconte ? Mon Dieu, vous imaginez bien qu’on ne lit pas ça d’une traite, et qu’il est un peu difficile de se rappeler les détails… En gros, c’est l’histoire d’Anne-Marie Grange. Adolescente, elle a été laissée seule une nuit dans la maison de ses parents, en pleine montagne. Des hommes sont venus, qui cherchaient un document qu’ils voulaient voler car il valait gros, une sombre histoire. Elle parvient à se barricader, le chef a perdu son couteau, il passe la main sous la porte pour le récupérer, elle, qui n’a pas froid aux yeux, empoigne l’arme et lui tranche sec deux ou trois doigts. À partir de là, il voudra se venger. Voilà, c’est tout.
Robert, noble déclassé qui s’est fait bandit, poursuit Anne-Marie d’une haine ambiguë (« Il avait pour elle un goût trouble et furieux »). Heureusement, il y a le cousin Gaspard, héros à l’ancienne que Vialatte compare à Ulysse et à Roland. Ce paysan montagnard, sorte de Till Eulenspiegel auvergnat, a servi l’empereur (tandis que « les messieurs » tombés dans le crime « étaient pour le roi »). Au long des quatre volumes, on suit les embûches de Robert, qui, pour mieux se venger, s’est fait, déguisé en honnête homme, épouser par Anne-Marie (tiens, tiens…). Celle-ci est amoureuse de son cousin, ça va de soi, seulement il y a la foi jurée et, peut-être, plus subtilement, un obscur attrait pour le pervers mari. Mais le texte ne le dit pas. Il dit le dévouement et la vaillance de Gaspard, d’autant plus chevaleresque qu’il sait qu’Anne-Marie ne cédera jamais à sa passion et ne voudrait pas qu’elle soit autre qu’elle n’est. La fin, sans happy end, restera indécise. « Il nous a fallu vivre en cachant notre cœur ».
C’est très lent et répétitif. Avec de soudaines accélérations, et alors ce ne sont qu’auberges lugubres, coups de pistolet, incendies, enlèvements et séquestrations. Ça a le charme d’un roman-feuilleton, qui frôle sans cesse le fantastique. Car c’est « une singulière chose d’être la nuit à épier dans ces bois des vieilles peurs (…). Ces roches, ces fougères, ces souches biscornues peuvent chacune cacher on ne sait quoi » ; « Il y a une inquiétude sur ces espaces. Tel bouleau qui penche au coin d’une pâture paraît blanc comme un revenant ». Oui. Et le lecteur retrouve le goût des longues soirées, des poêles qui ronronnent, du silence et des pages qui tournent.
Mais il y a plus. Lenteur, répétitions, disais-je, cependant la lenteur est nécessaire quand il s’agit des lieux peut-être plus que des hommes, et la répétition contribue à les évoquer, en faisant du roman une sorte de longue invocation lyrique. Les ravissants bois gravés de François Angeli, qui accompagnaient la première édition et sont reproduits dans l’édition actuelle, représentent tous des endroits absolument vides de personnages. C’est si bien vu. Car ce sont les maisons abandonnées à des carrefours déserts qui ont ici le premier rôle. C’est une nature austère, des forêts qui « n’ont rien de trop gai ». « L’été, en ces matinées un peu sombres, nul bruit, sinon parfois d’une vieille cloche par-delà les lointaines masses d’arbres ». Pourtant, les montagnes sont comme habitées par une force ascensionnelle, et le paragraphe qui les décrit se termine souvent en menant le regard vers le ciel : « Un amas de nuées, gonflées comme des ballots de plumes, pass[e] en glissant au fond du soir » ; une vallée, reflétée dans un lac, est « plus brillante que la vraie, avec un air, si bleue et suspendue, d’être déjà en Paradis ».
Que ce Paradis soit une préfiguration du vrai, Pourrat, semble-t-il, le croyait. Mais il se garde de le dire, et sa ferveur, sans religiosité indiscrète, reste plus imprécise et plus profonde. Laissons une dernière fois la parole au plus illustre de ses admirateurs : « Il y a toujours chez Pourrat de l’Âge d’or, du Soleil levant, un Paradis perdu dont on cherche la clé et qu’on entrevoit quelquefois par une fente de la porte, et toute sa vie en est illuminée comme une toile de Rembrandt »…
P. A.
(1) Toutes les citations de Vialatte sont empruntées à l’excellent numéro 42 des Cahiers Alexandre Vialatte, intitulé Henri Pourrat, roi des jardins et consacré aux articles écrits par Vialatte à propos des œuvres de son aîné (Association des Amis d’Alexandre Vialatte, 2017).
Illustrations :
- Bois gravé de François Angeli, Le Grand Chemin, bois gravé illustrant Gaspard des montagnes
- Henri Pourrat par Alexandre Vialatte, dessin figurant dans le numéro 42 des Cahiers Alexandre Vialatte
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Par Pierre Ahnne le 29 Décembre 2018 à 09:15
Les livres, ça ennuie tout le monde. On attrape vite mal à la tête, et puis ça ramasse la poussière, c’est encombrant. Comment s’en débarrasser ? On en trouve de temps en temps sur les bancs publics, déposés par de pauvres gens aux appartements trop petits. Moi-même, quelquefois, j’en dépose… Et tout près de chez moi, l’autre jour, j’ai avisé sur un banc le roman de Léon Daudet Un jour d’orage. Une jolie réédition, datant de 1931, d’un livre paru en 1925, illustrée par de charmants bois d’un certain J. M. Le Breton.
Or, mon oncle Jean venait de me prêter Nouvelles du cœur, compilation, parue en 1965, chez Gallimard, de récits de Paul Morand édités entre 1921 et 1956.
Ce hasard objectif commandait le billet.
Deux hommes sympathiques
Car, chacun à son époque et à sa manière, les deux auteurs l’étaient, réacs. Du moins, au sens le plus courant du terme — celui qu’on peine à préciser faute de voir exactement quelles actions suscitent aujourd’hui la réaction. Mais, en ce qui concerne Daudet et Morand, c’est assez clair.
Fils de l’antisémite Alphonse, Léon traitait lui-même Dreyfus d’ « épave de ghetto ». Plus tard, pourtant, il devait faire amende honorable : « C’est la démocratie qui est coupable et non le juif », avouait-il. Car il était antirépublicain, et contribua à fonder le journal L’Action française (ainsi, par ailleurs, que l’Académie Goncourt).
Après une jeunesse dorée, Morand, dont Proust avait préfacé le premier recueil de nouvelles, Tendres stocks, fit une belle carrière d’homme à femmes, de diplomate et de mondain cosmopolite. Les juifs : « Je ne les aime pas, mais dès qu’il y en a un, je suis attiré ». Protégé de Laval, nommé ambassadeur en Roumanie en 1942, puis, l’Armée soviétique approchant, opportunément déplacé en Suisse. Il y resta dix ans avant de rentrer en France et de servir de mentor aux fameux Hussards.
Du beau monde. Pourtant, d’un point de vue littéraire, qu’ils aient été réactionnaires en ce sens-là importe peu. Ce qui nous intéresse, c’est leur façon d’écrire.
Daudet, ou la réaction au sens strict
Un jour d’orage est un peu à part au milieu des 128 livres commis par celui qui ne reste guère connu que comme mémorialiste. Ce qui rend l’ouvrage touchant, c’est qu’il est l’expression d’un deuil : le fils de Daudet, Philippe, s’était suicidé en 1923. Or, Jean Cordion est, au premier chapitre, un homme accablé : sa femme, Madeleine, l’a quitté, et son jeune fils, Henri, est mort. Heureusement, un jour d’orage, il se réfugie au mas où Martin Tressan vit avec sa fille, Maguelonne (on est en Provence, comme chez papa) et son jeune fils. Tressan, qu’on surnomme Nostradamus, est guérisseur et nécromant. En effet, au pays de Mistral, les morts sont partout et se montrent encore plus facilement qu’ailleurs à qui sait les voir. La suite est assez prévisible : Jean tombe amoureux de Maguelonne ; Maguelonne, au terme d’une intrigue assez languissante, meurt ; grâce à quoi Jean pourra enfin revoir « son petit Henri », ramené par la défunte au cours d’une vision nocturne. Cette « goutte d’élixir d’éternité » est « assez forte pour parfumer le morne lac de sa douleur ». Après quoi, retour repenti de Madeleine, ça tombe bien, car Nostradamus disparaît, donc le couple reconstitué pourra élever son fils.
Ce long tissu de calembredaines, mêlant le catholicisme à la télépathie, au spiritisme et à un brin de métempsychose, pourrait au total faire un conte passablement frais et poétique. Le style kitsch (« La Vénus provençale (…) se réveille en rougissant, et son doux mot d’ordre court la campagne aux courbes aussi belles et douces que les siennes ») n’en serait que l’assaisonnement indispensable. Mais, hélas, il y a les interventions du narrateur, ou de l’auteur, lequel, l’index levé, ne cesse, au présent de vérité générale, de formuler à tout propos des jugements de valeur : pour la vraie religion, contre le protestantisme, la science, les villes, la République, dont les institutions sont daubées au passage. Bref, Léon s’y révèle un vrai réactionnaire, au sens non seulement courant mais le plus strict. L’esprit de Barrès, avec sa terre, son sang, ses morts, plane sur ce roman où un brave paysan de rencontre s’indigne que Maurras ne soit pas à l’Académie (un « escandale »).
Morand ou le malheur d’être trop brillant
Morand est l’auteur de L’Homme pressé (1941). On parle de son « style sec », censé avoir séduit une époque qui avait le goût de la vitesse naissante. Ce n’est pas cette caractéristique qui m’a frappé. Le style de Morand : brillant, c’est sûr ; précis ? élégant ?... Soit. Mais pas sec. Il aime trop le pittoresque pour ça. Les mœurs exotiques le fascinent, celles aussi du beau monde, celui qui se vêt d’ « organdi », de « percale », joue au tennis, se rend à des cocktails et monte à cheval. Tout est spectacle dans ces textes remplis d’objets, même l’incendie du Bazar de la charité (nouvelle de 1957) est une fête.
Ce goût pour tout ce qui séduit par son éclat et sa couleur éclate dans les incessantes formules, souvent bien frappées (« Un homme à grosse tête peut tout, sauf être élégant »), parfois d’un goût discutable (« J’avais du muscle en amour »), souvent teintées de tranquille misogynie (« Pour les femmes, les livres ne sont qu’un miroir de plus »).
Cet éclat est peut-être ce qui séduit chez Morand. C’est peut-être aussi ce qui fait son malheur. Car le pittoresque, par définition, c’est la surface. Dans la plus belle nouvelle du recueil, Hécate et ses chiens (1954), un jeune banquier, en poste en Afrique du Nord, y rencontre une nommée Clotilde. Tout en se donnant à lui sans réserve, elle lui échappe. Au cours d’une semaine passée tout entière au lit, il s’acharnera à essayer de l’atteindre et de saisir « ce qu’il y a au bout de la possession amoureuse ». Sans y parvenir. D’abord, parce qu’ « il semble que la nature ait voulu une singulière absence de concert entre les sexes ». Ensuite, parce que Clotilde, comme on le découvrira peu à peu, ne saurait se satisfaire que dans des perversions dont on croit comprendre que des enfants s’y mêlent. On croit. Car, au moment d’approcher le mystère, le narrateur ne trouve que des expressions indirectes, des « passions démuselées », des « instincts exécrables », d’ « horribles fêtes » — du pittoresque, encore.
Bien sûr, il n’existe que des expressions indirectes. Mais Morand croit, on le sent, en l’efficacité de son célèbre style. Cette croyance l’inscrit, quoi qu’on dise, en réaction à la modernité qu’il est censé incarner. C’est elle aussi qui le condamne à rester cantonné à la surface des choses, et froid. S’il séduit, c’est par sa froideur. Car il l’a malheureuse, et tout habitée d’une nostalgie du soleil.
P. A.
Illustrations :
- Bois de J. M. Le Breton pour Un jour d’orage, de Léon Daudet
- Affiche du film de Daniel Schmid, Hécate, maîtresse de la nuit, d’après Hécate et ses chiens, de Paul Morand (1982).
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Par Pierre Ahnne le 28 Juillet 2018 à 09:03
Dans Si c’est un homme, Primo Levi raconte dans quelles circonstances il a lu Remorques, de Roger Vercel (1894-1957). Malade, le futur grand écrivain de la Shoah fait partie de ceux qui seront abandonnés à Auschwitz lors de l’évacuation du camp par les nazis. Il échappera ainsi à la « marche de la mort ». Mais le « médecin grec » qui, avant le départ, passe prendre ironiquement congé de lui, ne peut le savoir : « Il lança un roman français sur ma couchette : — Tiens, lis ça, l’Italien. Tu me le rendras quand on se reverra » (1). Levi donne dans un autre ouvrage le titre de ce roman, paru en 1935, qu’il dit avoir trouvé « très intéressant ». Cette histoire de naufrage et de sauvetage, qui met en scène un certain Renaud, capitaine de remorqueur, s’inscrit dans un réseau métaphorique qui parcourt toute l’œuvre de l’auteur italien, lequel publia aussi Les Naufragés et les rescapés (2), et, dans le chapitre 11 de Si c’est un homme, cite et commente le passage où Dante, au chant XXVI de « L’Enfer », raconte le dernier voyage et la noyade d’Ulysse.
De ville en ville
Je n’ai pas lu Remorques, mais j’ai vu le film qu’en a tiré, en 1941, Jean Grémillon. Le capitaine Renaud est devenu le capitaine Laurent. C’est Jean Gabin qui l’interprète, aux côtés de Michèle Morgan, Madeleine Renaud et Fernand Ledoux. Prévert s’est mêlé du scénario, y instillant, semble-t-il, un peu de cette sentimentalité qui persiste à faire son succès dans les écoles. Mais sans réussir à gâter la sombre beauté de l’œuvre. Je l’ai vue loin de la mer, au pied des Pyrénées, à la télévision, un soir d’été, dans une location de vacances. Quelques années plus tard, au château de Brest, qui abrite le Musée national de la Marine, j’ai visité une exposition de photos en noir et blanc prises lors du tournage.
Ce n’est cependant pas Remorques que j’ai choisi, en ce mois de juin dernier, à Saint-Malo, dans la belle librairie ancienne Le Septentrion. J’hésitais devant la vitrine entière consacrée à Vercel, où se côtoyaient, agréablement jaunis, les volumes publiés par Albin Michel dans les années 1930 et 1940 (3). Consultée, l’aimable libraire m’a suggéré plutôt La Caravane de Pâques, dans son édition originale de 1948. J’ai quitté avec ce volume la ville où Chateaubriand voulut reposer.
C’est plutôt à celle, voisine, de Dinan qu’est attaché le souvenir de Vercel. Il était né au Mans et s’appelait Roger Cretin. On conçoit qu’il ait demandé, officiellement, à changer de nom. Surtout qu’il se destinait à l’enseignement (des lettres). Brancardier en 1914-18, gazé, il se vit recommander le climat marin comme salutaire à ses poumons. Nommé dans la petite ville sur le Rance, il n’en bougea quasiment plus, et surtout pas pour naviguer, lui qui se consacra essentiellement au roman d’ « aventures maritimes », alors à la mode : sans doute était-il de ces « aventuriers passifs » théorisés par cet autre grand sédentaire, Mac Orlan (4).
Vercel n’échappa pourtant pas totalement aux orages ni aux dérives, lui qui, auteur d’un article (très) antisémite en 1940, fut mis à la retraite d’office par l’Éducation nationale après la Libération. On a cependant donné son nom à plusieurs collèges. Quoiqu’il soit question, aujourd’hui, de les débaptiser.
Ce n’est ni à Dinan, ni à Saint-Malo, ni à Brest que La Caravane de Pâques se déroule, mais à Cancale. Cette caravane est celle des « bisquines » qui vont, tous les ans, au printemps, sous surveillance et à l’heure dite, ratisser les bancs d’huîtres sur les rochers, au large. D’un printemps à l’autre, le livre de Vercel est d’abord un étonnant document ethnographique sur la vie dans le port breton telle qu’elle se menait encore entre les deux guerres. On n’ignorera plus rien de tout ce qui concerne la pêche, l’élevage, le commerce des fameux mollusques. Ni des coutumes locales — reposoirs du 15 août, Toussaint, sabots et cidre… La géographie de Cancale et de sa côte est restituée avec une précision extrême, comme son parler, qui imprègne l’omniprésent discours indirect libre (« La petite-là, une fille d’épicier, qui se gageait l’été comme caissière et qui était boudette comme tout, avait tout de suite émistonné le fils »). Ajoutons les termes de marine, qui abondent : il faut souvent savoir lire entre les lignes. On apprend vite.
Entre ciel et terre
On trouve aussi, bien sûr, des portraits de rudes Bretons. À commencer par la Yande, Anne-Marie de son vrai nom, avec son mari, Goulec, dont on comprend, à mieux la connaître, qu’il file doux devant elle. Sa soudaine renaissance, à l’avant-dernier chapitre, où il révèle ses qualités d’homme, de chef et de marin, n’en est que plus saisissante.
Les éléments s’y déchaînent brusquement pour une magnifique scène de tempête. Mais, sous la lenteur trompeuse du récit qui y conduisait depuis le début, plusieurs histoires suivaient leur route comme autant de courants sous-marins. On a assisté, d’abord, à la double émancipation de P’tit Louis et de Rosaline, les enfants Goulec, qui sont parvenus, non sans mal, à secouer le joug imposé par leur terrible mère et à fuir des rivages condamnés à la ruine par la maladie venue inopinément décimer les huîtres. On a suivi surtout les rapports chaotiques entre la Yande et celui qui est au fond ici le grand héros : Dieu, en toute simplicité.
Car tout commence par une offense : la « caravane » a lieu, « les rouges » parmi les pêcheurs ayant imposé leurs vues, le jour de Pâques. Et à l’offense fait suite presque aussitôt un abandon : le père d’Anne-Marie, qui lui était si cher, meurt malgré prières et messes. Conclusion : « Pas p’us capable d’empêcher les hommes de remplir leurs cales un jour de Pâques, qu’un pauvre vieux d’étouffer dans son lit ». C’est du Créateur de toutes choses que cette femme parle… Elle s’en repentira, sur un mode un peu particulier, après l’hécatombe des huîtres : « La Yande avait profondément méprisé un Dieu inerte et sourd, qui négligeait jusqu’aux affaires capitales de celles qui s’en remettaient à lui. Elle lui revenait parce qu’il avait prouvé qu’il savait conduire rudement les siennes et n’était pas de ceux qui se laissent bafouer ». Ce qui n’empêchera pas la brebis égarée, au contraire, « de recevoir (…) la punition de sa révolte » : départ du fils et de la fille, mort de l’époux.
Pour conter ce monde brutal, où, derrière les forces naturelles, veille « une malveillance diffuse », Vercel pose des phrases de granit, sans décorations florales ni garnitures. Des paysages s’y déploient sous le « lavis des nuages », bornés d’horizons « brouillé[s] comme au frottis de mine de plomb » : dans ce livre de vagues et de rocs, ce sont les « culbutes de la lumière » qui dominent. Mais n’est-ce pas dans les jeux du soleil et du vent que le marin sait lire les caprices du Ciel ?
P. A.
(1) Traduction Martine Schruoffeneger, Julliard, 1997
(2) I sommersi et i salvati, littéralement les engloutis et ceux qui ont été sauvés, traduction française par André Maugé, Gallimard, 1989
(3) Albin Michel a toujours à son catalogue plusieurs romans de Vercel, dont celui qui lui valut, en 1934, le prix Goncourt : Capitaine Conan. Remorques figure dans le volume Romans de mer, qui comprend également La Caravane de Pâques, dont il sera question ici.
(4) Voir le billet que j’ai consacré à cet auteur injustement négligé aujourd’hui.
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Par Pierre Ahnne le 22 Mai 2018 à 19:08
Il y aurait donc là quelque chose comme un phénomène… « Le Monde des livres », par la plume de Florence Bouchy, dans une enquête bien menée et fort instructive, s’en fait l’écho. Plusieurs romans, français ou non, sont sur le point, nous y dit-on, d’être adaptés sous forme de séries télévisées. « Rien d’étonnant à cela », remarque aussitôt l’auteure de l’article : depuis la naissance du cinéma, la littérature a en effet constamment fourni un matériau aux arts de l’image. Mais il semble aussi que « la vogue des séries soit, à l’inverse, une source d’inspiration pour les romanciers d’aujourd’hui ». Pour preuve : des romans qui paraissent en « saisons » (Djian, Despentes…) et une influence, revendiquée, sur l’écriture de jeunes auteurs qui, nous laisse-t-on entendre, ont plus regardé d’épisodes qu’ils n’ont lu de livres (pourquoi, dans ce cas, veulent-ils donc en écrire, on ne peut s’empêcher de se poser la question, mais passons).
Vitamines et dévoration
Bref, si « l’actualité des séries en 2018 s’annonce résolument littéraire », c’est qu’entre littérature et séries la contamination serait en marche. Pas d’inquiétude, pourtant, déclare Bruno Blanckeman, professeur à la Sorbonne-Nouvelle : « À partir du moment où la littérature se sent en concurrence avec d’autres médias (…), elle rebondit en se nourrissant de ce qui la dévore ». Bien, bien…
Sauf qu’on peut se demander, ici, qui nourrit qui. Le vocabulaire employé pour faire moderne ou américain n’empêchera pas que les séries et leurs saisons ne soient jamais qu’une version survitaminée du bon vieux feuilleton télévisé, lequel, comme son nom l’indique, vient tout droit du monde littéraire. Et pas besoin d’évoquer ici Ponson du Terrail ou Eugène Sue, tous les grands romans du XIXe siècle, de Balzac à Zola en passant par Flaubert, ont d’abord paru, comme chacun le sait, en feuilletons. Donc, finalement, rien de bien nouveau dans tout cela, dire que certains romans sont conçus pour être publiés « en saisons » étant une façon plus chic de dire qu’ils comportent plusieurs tomes (comme Les Pasquier, Les Thibault et bien d’autres).
Les belles histoires
Il n’en reste cependant pas moins que cette prétendue proximité entre « la littérature » et les séries télévisées, réelle ou illusoire, est en tout cas révélatrice. Elle repose en effet sur des présupposés si compacts qu’apparemment nul n’éprouve plus le besoin de les interroger. D’abord, la littérature, c’est le roman. Qu’il existe d’autres genres, essentiellement rétifs à la mise en tranches, cela ne paraît pas effleurer grand monde, et l’abus de langage des adolescents, pour qui roman signifie livre, est devenu quasi-vérité.
Ensuite, un roman, c’est fait pour raconter une histoire. Conséquence immédiate : elle peut aussi être racontée par tout autre moyen, et inversement. La chose à raconter flotte quelque part dans le monde bleuâtre des idées en soi, indépendante des manières de la dire, sans lesquelles pourtant nul n’y aurait accès. Mais nos vies doivent être toutes baignées par la fiction, qui, du coup, doit pouvoir glisser sans effort d’un monde à l’autre : les hommes politiques se font créateurs de récits, l’Histoire devient roman national, on parle, sans soupçonner de contradiction, de roman graphique.
Sans limites
Il y a cependant autre chose dans la passion pour les séries et dans le rêve, à peine tu, de voir la création littéraire leur ressembler. Au principe même de la série, il y a une exigence constitutive : faire durer. Même publiées par épisodes, les œuvres que j’évoquais plus haut restaient des œuvres. Autrement dit, l’attraction centripète unissant leurs composants faisait mine de les fermer sur elles-mêmes et leur donnait pour fondement la notion de clôture. Aussi avaient-elles des auteurs — les nègres de Dumas étaient ceux de Dumas, pas un pool de scénaristes.
Mais nos contemporains, on veut du moins le leur faire croire, n’aiment pas les points finaux. Ce seraient des êtres de flux et d’enveloppement, amateurs de couettes sans coutures et de nourritures intarissables. Faut-il, si c’est vraiment le cas, leur en vouloir ?... Moi qui vous parle, je suis fort capable de me délecter des horreurs de Gomorra jusqu’à la lie. Mais je n’irais pas non plus faire de la délectation une esthétique. Et le besoin de continuité, la crainte de la clôture, de la coupure, de la différence en un mot, sous toutes ses formes, alors qu’on n’a jamais tant prétendu la promouvoir, me paraît dire bien des choses sur notre monde et sur ses songes.
P. A.
Illustration : Arcimboldo, Les Quatre Saisons, 1573
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