• On connaît surtout ses poèmes. En particulier les Contrerimes, dont ne font pourtant pashttps-_s-media-cache-ak0.pinimg.com partie ses vers les plus fameux, tirés des Romances sans musique :

     

    « Dans Arle, où sont les Aliscams,
    Quand l'ombre est rouge, sous les roses,
    Et clair le temps,

    Prends garde à la douceur des choses.
    Lorsque tu sens battre sans cause
    Ton cœur trop lourd ;

    Et que se taisent les colombes :
    Parle tout bas, si c'est d'amour,
    Au bord des tombes. »

     

    Paul-Jean Toulet (1867-1920) a aussi, et même surtout, écrit de nombreux récits en prose. Ceux-ci n’ayant pas le succès qu’il espérait, il s’associa à Curnonsky (Maurice Saillant) pour des ouvrages coquins, puis entra dans la fameuse écurie de Willy, grand exploiteur de « nègres » et futur mari de Colette. C’était au tout début du XXe siècle, alors que notre auteur, ayant dilapidé son capital à l’île Maurice, à Alger et dans son Béarn natal, avait dû monter, comme on dit, à Paris, dans l’idée d’y chercher fortune. Il vivait surtout de ses articles parus dans La Vie parisienne, et continuait de publier, en parallèle, des œuvres auxquelles il attachait davantage de prix. Non sans mener, lui à qui la médecine donnait, en 1890, dix ans à vivre, l’existence nocturne, alcoolisée, opiumisée, qui était de rigueur dans le milieu branché de son temps. En fréquentant, bien sûr, Daudet, Maurras, Régnier et tous les autres, sans en excepter Debussy. Puis il regagna le Béarn, se maria en 1916 et mourut en 1920. Ses poèmes, rassemblés par lui à la demande de Carco, parurent à titre posthume.

     

    Le style comme manière de voir les choses

     

    Vous me direz : d’où vous vient donc ce goût pour les écrivains fin de siècle ? Et je vous répondrai : d’abord, c’est qu’ils écrivent. Dans l’excellente chronique qu’il a consacrée récemment à la réédition par La Table ronde de Mon amie Nane, Éric Chevillard le dit bien : n’en déplaise aux fanatiques de « l’écriture grise », « le style, il faut le voir pour y croire. C’est une violence ou une grâce, en tout cas une donnée objective, la forme nouvelle que prend soudain le monde sous la plume d’un écrivain » (Le Monde des livres, 10 février 2017). Et d’ajouter que, de ce point de vue, Toulet « mérite mieux que la réputation qu’on lui a faite », à savoir celle d’un petit maître décadent à l’écriture chantournée.

     

    De fait, l’essentiel, chez lui, c’est, incontestablement, la phrase, telle que Flaubert la concevait, c’est-à-dire « inchangeable, aussi rythmée, aussi sonore » qu’un bon vers. Celle de Toulet se caractérise souvent par le goût de la clausule abrupte : « On n’entendait plus que le bruit léger de la brise dans la feuille des chênes, et le froissement continu de la rapide rivière contre les galets, au loin » (1). Le déplacement des syntagmes, la tournure un peu décalée, n’y ont d’autre fonction que de ramener l’attention du lecteur de la fiction vers l’essentiel, soit les manières de la conter — au point qu’on pourrait parler sans exagération d’une esthétique de l’anacoluthe. Exemple : « Sabine devint rouge, et sa joue comme une pomme mûrissante d’un vert-ivoire, où commence l’écarlate à poindre » (2).

     

    Question de maturité

     

    Bref, le sujet, on l’aura compris, est, dans tout cela, secondaire. N’empêche qu’il en faut bien un. Et on doit reconnaître que les choix de Toulet en la matière datent souvent à tel point qu’on écartera sans trop s’y attarder pas mal de choses : Les Tendres Ménages pour le trop-plein de mots d’esprit et l’excès d’allusions salaces, parfois d’ailleurs contradictoires au point d’en devenir incompréhensibles ; Les Demoiselles La Mortagne pour les mêmes raisons, en pire ; quoi qu’en dise Chevillard, enfin, Mon amie Nane, où la misogynie et l’antisémitisme, même d’époque, finissent par lasser. Oui, mais il y a La Jeune Fille verte. Il a fallu du temps à notre homme pour mûrir. Les textes précédents datent tous de la même période : 1904 pour le premier, 1905 pour le deuxième (même si paru à titre posthume en 1923) et le troisième. La Jeune Fille verte fut achevé peu avant la mort de l’auteur et parut la même année. Toulet était à point.

     

    L’action du récit se situe dans le Béarn, où il était, on l’a dit, de retour. Le jeune Vitalis hésite entre sa cousine, Basilida, la belle notairesse, et Sabine, alias Guiche, la jeune fille du titre. Après des péripéties qui ont la grâce mais également le brio de volutes Belle Époque, il choisira, comme dans un roman de Sagan, la jeunesse. Et Basilida saura se résigner avec une élégance de grande dame. Car les personnages positifs de ce petit récit plein de charme, ce sont, toute misogynie oubliée, les femmes. Vitalis ne fait pas le poids et ne cherche pas à le faire. Sans parler des autres, notaire, prêtres, gendarmes et autres acteurs d’une comédie provinciale souvent désopilante — car La Jeune Fille verte se range résolument parmi ces tableaux de la vie de province dont fait aussi partie L’Enfant à la balustrade, de Boylesve, et où la petite ville tient le premier rôle.

     

    « Le mutisme des choses… »

     

    Ici, elle est concurrencée, encore une fois, par deux beaux personnages féminins. Dont une de ces jeunes filles qui fascinaient si fort Toulet. Celle-ci est verte comme toutes les jeunes filles si l’on veut, entendez qu’à la différence de son auteur elle n’est pas encore très mûre ; mais dans son cas particulier, il y a aussi que « son col de guipure laiss[e] voir un peu de chair couleur de pistache » tandis que « sa robe [est] d’un écossais émeraude, épinard et bleu, comme ses bas ». Cette couleur emblématique renvoie bien sûr à une certaine pétulance et, disons, à une forme de liberté dans ce qu’on appellerait probablement aujourd’hui le rapport au corps. Mais si les allusions au thème, bien d’époque aussi, de la fessée tombent si l’on ose dire avec la régularité où se révèlent les obsessions les plus solides, on est par ailleurs bien au-delà de la tonalité grivoise qui caractérise bien d’autres ouvrages de l’auteur. Le sexe, certes, est partout. Mais le livre se termine par un hymne à Vénus très ampoulé qui n’est pas là seulement pour le plaisir de la parodie : la nature, très présente, est ici tout entière érotisée ; et le désir devient la force mystérieuse qui baigne et anime le monde. Dans les bois, après s’être abandonnée à un plaisir solitaire, Sabine, nous dit le narrateur, « s’était reprise à écouter le mutisme des choses. Qu’elle se sentait seule au milieu de l’ombre ronde et verte ! (…) Pourtant elle se sentait enveloppée d’une présence sourde, innombrable, puissante. Si près de la terre, elle était comme un enfant qui, blotti au giron d’une femme endormie, en écoute battre le cœur »… Lisez, si vous la trouvez (3), La Jeune Fille verte.

     

    P. A.

     

    (1) Les Tendres Ménages

    (2) La Jeune Fille verte

    (3) Le roman a été republié par 10-18 en 1985 (collection « Fins de siècles », préface d’Hubert Juin). On en trouve diverses éditions d’occasion ou électroniques. Le texte intégral est aussi téléchargeable gratuitement sur Gallica (lien).

     

    Illustration : Edward Burne-Jones, Flamma Vestalis (1896) — détail

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  • photo Pierre AhnneOn dit que, lorsqu’il lut Proust pour la première fois, il rejeta violemment cette œuvre qui menait certains des thèmes de la sienne à un degré de complexité et d’achèvement que lui-même n’aurait pas pu imaginer. Il faut se le figurer envoyant balader le livre et s’écriant qu’est-ce que ce petit paltoquet qui a l’audace de venir marcher sur mes plates-bandes… Puis, plus tard, proche de la mort, il y revint, lut tout ce qu’on pouvait lire alors de La Recherche (Le Temps retrouvé ne devait paraître qu’un an plus tard) et eut ces mots : « Notre œuvre à nous est ruinée par celle-là. Nous avons travaillé en vain. Proust supprime la littérature des cinquante dernières années ».

     

    Où mènent les mauvais conseils…

     

    On ne sait ce qui impressionne le plus dans cette déclaration, de l’honnêteté intellectuelle, de la clairvoyance littéraire ou du désespoir qui s’exprime dans le propos. René Boylesve (1867-1926) avait sans doute trop d’élégance pour se plaindre à haute voix. Mais il pesta peut-être in petto d’avoir écouté ce qui devait lui sembler alors de bien mauvais conseils. Car une première version de son sixième livre, La Becquée, avait été refusée par Louis Ganderax, directeur de La Revue de Paris, qui reprochait à l’auteur un certain manque de sobriété : trop de détails, de parenthèses, bref, une conception trop… proustienne. Et Boylesve, après une difficile crise de conscience, de se conformer à un modèle de prose plus proche de Jules Renard que du futur auteur de Swann.

     

    La Becquée parut donc dans une nouvelle version, en 1901. Deux ans plus tard suivait L’Enfant à la balustrade 1. Dans ces deux ouvrages, auxquels bien d’autres devaient succéder,  que reste-t-il qui pourrait être jugé proustien ? D’abord l’apport de l’autobiographie, bien entendu. Comme Combray est Illiers, Beaumont est La Haye-Descartes, en Touraine, où le jeune René voit le jour et passe ses premières années chez son notaire de père, maître Tardiveau. Mais sa mère, Sophie Boilesve, meurt quand il a quatre ans, et il sera élevé dans le domaine campagnard de sa grand-tante, Clémence Jeanneau, la Félicie Planté de La Becquée. Elle meurt à son tour. Retour à La Haye-Descartes, où le père s’est remarié avec une femme plus jeune. Ce sera le sujet de L’Enfant à la balustrade. Drames provinciaux et minuscules, personnages de domestiques ou de gens du peuple ironiquement mais tendrement dépeints comme des héros de Racine, cruauté des rapports sociaux et, surtout, attention extrême à la langue et aux tics de langage qui caractérisent chacun : c’est ce Proust-là, avant tout, qu’on entrevoit chez Boylesve, et « la célèbre cuisinière du curé de La Ville-aux-Dames » annonce déjà la non moins fameuse Françoise de Marcel (« Eh ! mon Dieu ! madame Planté, comme disait défunt monsieur le curé de Chaumussay, ne faut-il point toujours confesser la vérité ? C’est bien moi qui ai fait la matelote » ­— B2).

     

    « Il y a des moments où les choses les plus ordinaires nous frappent… »

     

    N’y a-t-il pas autre chose ? Pourquoi la balustrade ? Peut-être cet élément architectural présente-t-il dans l’œuvre une importance qui va plus loin que le charme d’un titre. Donc, la maison Colivaut, dont l’acquisition par le père du narrateur est, dans L’Enfant…, au centre de l’intrigue, possède un superbe jardin que prolonge une terrasse dominant le bourg et bornée par une balustrade. Joli mot, qui suggère d’abord l’idée d’une limite entre la terre ferme et le vide. Si on se laissait aller, on verrait dans l’objet qu’il désigne une métaphore de cette frontière que Boylesve n’osa pas franchir, et au-delà de laquelle il aurait été contraint, comme l’auteur devant lequel il dut s’incliner par la suite, d’inventer de nouvelles lois de la gravité littéraire.

     

    Plus probablement, en choisissant ce titre, le romancier tourangeau songeait au narrateur adolescent qu’il met en scène, le montrant plus d’une fois au bord de la vie comme d’un vaste espace inconnu où il ne discerne encore aucun point de repère : « Je croyais être rempli d’une substance diffusible et lumineuse qui tendait à s’évader en me suffoquant. Je sentais frémir des ailes destinées à me soulever dans l’air du printemps, au-dessus des petites villes, des routes et des rivières. Dans ce moment, il me sembla que j’embrassais par avance non seulement la promenade que nous allions faire, mais tout un avenir où de grandes choses retentissaient, où je m’élançais avec bravoure, un peu à l’aveuglette, armé seulement de ma joie intime et d’une tendresse débordante » (E).

     

    Perçoit-on ce qu’il y a d’intuitions pré-proustiennes mal effacées dans un tel passage ? Et que dire de celui-ci : « Comme elle m’embrassait la joue, j’avais son menton sur mes lèvres. Je ne le baisai pas. Une boucle de ses cheveux, où jouait le soleil, forma devant mon œil une voûte à claire-voie qui me parut aussi grande qu’un panier d’osier. Je sentis très bien que le moment qui s’écoulait là, avec le menton de Marguerite sur ma bouche et cette boucle de cheveux devant mon œil, resterait longtemps dans ma mémoire » (E)… ?

     

    Au-delà de la parenté avec le Proust plus « sociologique », Boylesve tourne ainsi souvent autour d’une réflexion plus profonde où il y va de la perception et du temps, lui qui note, au détour d’une page : « Il y a des moments où les choses les plus ordinaires nous frappent, on ne sait pourquoi, et semblent nous dire : "N’oubliez plus nos formes, ni nos couleurs, ni l’assemblage que par hasard nous faisons" » (E).

     

    Modernité ?

     

    Mais revenons aux balustrades. Elles impliquent aussi une certaine hauteur d’où la vue s’étend. Depuis celle de la maison Colivaut, Riquet contemple la petite ville et ses intrigues avec tout le mépris que peut avoir un adolescent exalté pour les passions dérisoires qui agitent les adultes. Cependant cette position à distance, et le caractère mystérieux qu’elle confère à certains détails de la vie psychologique ou sociale, font aussi de la conscience du jeune narrateur le foyer privilégié de la description, qui, avec le dialogue, constitue l’essentiel de ces romans sans événements autres qu’infimes. Ce qui nous amène au problème de la phrase. Celle de Proust fascine d’abord par son caractère de nécessité, étant parfaitement adéquate au projet de tout faire tenir, de l’œuvre et de la vie, dans « les anneaux nécessaires d’une belle métaphore » mais aussi d’une syntaxe impeccable. Ce n’est cependant pas remettre en question le génie de l’auteur de La Recherche que de rappeler ce que cette phrase, dans sa sinuosité, doit à une certaine esthétique 1900. Le style sec et la technique de juxtaposition prônés par Ganderax n’engageaient-ils pas en fin de compte l’écrivain de La Becquée dans une voie, à certains égards, plus « moderne » ? On en jugera : « Un garçon de ferme sifflait. Des chiens aboyaient. Nous vîmes passer près de nous des vieilles femmes courbées sous un sac de toile bise ; elles s’arrêtaient, le temps de nous reconnaître, et murmuraient des mots inintelligibles. Philibert nous fit remarquer les troncs des sapins d’Épinay qui étaient couleur gelée de groseille et qui s’assombrirent tout à coup. Félicie me dit de mettre mon foulard, et la cloche de Courance sonna l’heure du dîner » (B).

     

    P. A.

     

    1 Les deux titres ont été republiés en 1988 chez 10-18, dans la regrettée collection Fins de siècles, créée par Hubert Juin. L’Enfant à la balustrade est reparu au Rocher en 2003. Le premier roman n’est plus trouvable, à ma connaissance, que d’occasion.

    Après la publication de cet article, une lectrice me signale qu'on peut trouver La Becquée en téléchargement libre sur Gallica : lien.

     

    2 Toutes les citations figurant dans cet article proviennent soit de La Becquée (B) soit de L’Enfant à la balustrade (E).

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  • http-_medias.larousse.frDans certaines publications on peut encore lire quelquefois à propos de la littérature des choses vraiment intéressantes, stimulantes et qui donnent à penser, même si on n’est en rien d’accord avec elles. Ainsi le numéro 1139 de La Nouvelle Quinzaine littéraire contient un article intitulé « La nouvelle et la crise du roman ». Bernardo Toro s’y interroge : pourquoi la nouvelle, en France, après un âge d’or au XIXe siècle, a-t-elle connu la marginalisation dont, soit dit en passant, elle me semble depuis quelque temps déjà être sortie ?

     

    Le syndrome du riquiqui

     

    L’auteur de l’article n’est pas de cet avis, visiblement. Mais, pour lui, si la nouvelle a périclité, c’est qu’elle a été supplantée par le roman, sauf que celui-ci n’en est plus un. Le roman français d’aujourd’hui, en effet, serait « une sorte de longue nouvelle » — « petit nombre de pages », personnages peu nombreux, « point de vue unique » et « trame narrative resserrée ». Maylis de Kerangal, ses ponts et ses vivants, Céline Minard et ses cow-boys, sans parler de Littell et de ses Bienveillantes, risquent de ne pas être contents. Quant à moi, qui peste sans trêve contre la multiplication des pavés, je reste perplexe. Mais continuons.

     

    À l’inverse, dans les pays « où la pratique de la nouvelle reste forte et vivante », c’est-à-dire, bien entendu, « outre-Atlantique », « le roman reste un genre polyphonique, ample et puissamment architecturé ». Nous y voilà. Le fameux roman américain, si puissant, face au pauvre petit roman hexagonal (pardon : germanopratin) tout riquiqui. Pour ce qui est du premier il n’y a qu’à songer, par exemple, à La Route, de Cormac McCarthy, avec ses deux personnages uniques et le déroulé linéaire qui fait justement sa « puissance »…

     

    Absorption

     

    S’il y a une crise du roman, que ce soit en France ou ailleurs, c’est plutôt, me semble-t-il, en ce sens que sa capacité intrinsèque d’absorption a permis au genre de tout accueillir, distendant ainsi ses limites au point que le mot est devenu, pour les adolescents, synonyme de livre (L’Avare, célèbre roman de Molière). Le roman avale tout : poésie (relisez mon récent entretien avec Célia Houdart), autobiographie (inutile de donner des exemples), biographie (on en sait quelque chose !), nouvelle (faisons plaisir à Bernardo Toro), et même théâtre — pensons à tous ces écrivains de la voix que l’auteur paraît ignorer et qui, de Céline à Beckett, Thomas Bernhard et au-delà, ont si radicalement contribué à renouveler le genre. Car si crise il y a, elle est peut-être féconde. Que le roman, en effet, doive être nécessairement polyphonique, trapu, costaud, etcetera, me paraît bien relever du cliché, et du formatage que voudrait imposer le creative writing à l’américaine — dont certains écrivains américains, tant mieux, se moquent.

     

    Formes fantômes

     

    Mais Bernardo Toro sait ce que le roman doit être, et cela lui permet de chercher les causes de la triste situation de la fiction nationale dans une crise jamais surmontée du roman français, dont il situe l’acmé entre 1890 et 1930 (c’est au tour de Proust, Gide et Céline de battre des mains dans leurs tombes). Si cette crise ne s’est au fond pas dénouée, c’est que les romanciers français n’ont pas vraiment intégré les acquis de la révolution littéraire venue du monde anglo-saxon (c’est reparti). Joyce, Woolf, Faulkner ont renouvelé le roman. Faute d’avoir perçu l’importance du bouleversement qu’ils ont apporté, la littérature française serait restée prise dans le « deuil impossible » du roman balzacien, qu’elle s’échinerait, en une oscillation sans issue, à rejeter ou à reproduire. Mais la nouvelle, dans tout ça ? Eh bien voilà : les œuvres que l’on vient de citer seraient toutes « travaillées en profondeur par la forme courte » : Le Bruit et la fureur, en somme, quatre nouvelles ; Ulysse, une suite de fragments…

     

    Bref, si on comprend bien, les uns écrivent des nouvelles déguisées en romans, les autres des romans composés de nouvelles. Tout ça n’est pas très clair, et repose peut-être sur des catégorisations qui, précisément, n’ont plus cours, la modernité ayant fait éclater des genres qu’elle maintient, c’est là sa singularité, à l’état de formes fantômes.

     

    Reste qu’en parallèle le roman « balzacien », et des deux côtés de l’Atlantique, va bien. Pourquoi ? Voilà une vraie question…

     

    P. A.

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  • v1.amis-troncais.orgRedécouvert, mais pas trop… S’il a été l’objet d’un regain d’intérêt dans les années 1980, l’auteur de La Mère et l’enfant, de Bubu de Montparnasse et du Père Perdrix reste malgré tout ignoré de bien des gens. Ce qui n’a rien de surprenant, d’une certaine manière : il pratiquait et mettait sans doute au-dessus de tout la littérature. On peut aussi se dire que s’il n’était pas mort, en 1909, à trente-cinq ans, l’œuvre, sans doute considérable, qu’il aurait laissée derrière lui aurait imprimé une trace plus difficile à négliger. Mais il est quand même permis de s’étonner, quand on considère les multiples pistes qui aboutissent à lui et qui en partent. Passons sur le rôle qu’il a joué dans la fondation de la nrf. On est surtout frappé, à le relire, de voir apparaître nettement les lignes qui le relient d’une part à Bove, de l’autre à Ramuz, enfin à Carco ou à Mac Orlan — et, à travers eux, à Genet.

     

    Voilà pour l’aval, qui n’est pas peu de chose. En amont, on trouve Vallès et, surtout, Dostoïevski, devant le portrait duquel Philippe s’est fait prendre en photo. Ce n’est pas le Dostoïevski des Frères Karamazov, plutôt celui d’Humiliés et offensés. Les pauvres constituent pour l’écrivain français le grand sujet, il suffit de l’écouter pour s’en convaincre : « Pour moi, si vous voulez connaître mon sentiment profond, le voici : J’ai une impression de classe. Les écrivains qui m’ont précédé sont tous de classe bourgeoise. Les choses qui m’intéressent ne sont pas les leurs ». Cette « impression » ou, pour parler plus marxiste, cet instinct de classe, ce sentiment d’appartenir au monde des exploités comme par essence, l’auteur de La Bonne Madeleine et la Pauvre Marie ne cesse de l’affirmer de page en page : « Nous vivons dans un monde où les pauvres doivent souffrir » (Bubu…) ; « La résignation des pauvres gens s’étend sous le ciel comme une bête blessée et regarde doucement les choses dont elle ne peut point jouir » (La Mère…) ; « L’Amour est beau pour ceux qui ont de quoi vivre, mais les autres doivent d’abord penser à vivre. Ah ! les vingt ans des pauvres ! (…) Nos vingt ans sont des bêtes dans des cages qui tournent et cherchent un trou, un joint, une fente pour y passer la tête et s’en aller » (ibid.). La révolte ne s’exprime ici qu’en creux, à travers l’acceptation insistante et navrée, en une antiphrase frôlant quelquefois l’ironie, de ce qui apparaît avant tout comme un destin. Et pour dire cette appartenance à un destin commun Philippe invente une parole singulière, oscillant entre narration et discours indirect libre, toujours attirée par le nous comme par un pôle fondamental. « Il était assommé comme une vieille bête, car nous sommes de vieilles bêtes », déclare ainsi le narrateur du Père Perdrix, à propos du vieil artisan tombé malade et réduit au chômage qui est le héros du récit.

     

    Le sentiment d’empathie et la tendresse qu’il éprouve pour les humbles poussent quelquefois notre homme du côté de ce qu’il faut bien nommer, sans mâcher ses mots, le gnangnan. La Mère et l’enfant, on est contraint de l’avouer, c’est un peu dur : « Maman, j’ai douze ans et je commence à te comprendre. Je te distingue des autres mères comme je distingue ma maison des autres maisons. Tu devins une femme particulière dont je connus les habitudes et alors je m’aperçus que tu étais meilleure que les autres femmes ». Les lecteurs de ma génération reconnaîtront peut-être ce classique des dictées d’antan, tout ruisselant d’amour filial. Mais il suffit de se replonger dans Bubu pour entendre Philippe parler d’un autre ton. Devenu grand, l’enfant, réincarné en ce jeune homme nécessiteux monté à Paris que fut aussi l’auteur et qui, ici, se nomme Pierre, se promène avec la jeune Berthe : « Il en touchait tout ce que l’on pouvait toucher : les hanches balancées, la taille flexible qui se plie et pèse, les seins doux et déjà mûrs des filles publiques à vingt ans. Il en touchait tout ce qu’il pouvait toucher, mais il aurait voulu toucher davantage ». Maman est loin. Et le brutal Bubu, qui reprendra la douce Berthe au pauvre Pierre, marche « avec énergie » à travers Paris, la vérole « à ses côtés comme un compagnon rouge et sanglant ». La grande ville est là dans sa modernité et sa violence, avec ses « arcs voltaïques, d’un blanc criard parmi les rangées d’arbres » au mois de juillet, et son mois de décembre « où les filles publiques rentrent leurs épaules dans leur corps, diminuent leur surface et flottent au vent avec les flammes des réverbères ».

     

    « Vingt ans, c’est de l’amour, mais l’amour, c’est de l’argent ». Le sexe, pour les pauvres, est une dépense ou un travail, et l’auteur de Bubu peint sans fard romantique la condition affreuse des prostituées de la capitale. Mais c’est toute la vie qui balance entre les moments consacrés à la gagner et les échappées frénétiques dans des parenthèses de plaisir. L’existence du Père Perdrix, une fois privée de travail, n’est plus qu’un long effondrement : « C’était une vie sans but et faite avec des jours ajoutés. Plus rien n’était mauvais, à cause de l’habitude, mais surtout plus rien n’était bon ». Cependant la journée de dépense pure consacrée à banqueter avec ses enfants se paiera chèrement : « Non contents de nourrir nos pauvres, il nous faudra nourrir les invités de la misère » s’inquiètent les bourgeois. Et voilà le vieil ouvrier « rayé du bureau de bienfaisance ».

     

    Le bonheur du pauvre, fugace, est dans la nourriture et le vin. Charles-Louis Philippe sait chanter « la viande blanche des lapins [qui] ne ressemble pas à grand-chose » et « le rôti de cochon (…) dont on garde un souvenir dans la poitrine et qui vous reste à la sortie de table comme une force absorbée, comme de la viande qui s’ajoute à la vôtre ». Dans un monde soumis aux lois de la matière, les sensations règnent, au point que la pensée elle-même devient sensation et prend la forme d’un objet concret : « Il ne sentait rien qu’une idée, qui, restant dans les profondeurs de ses moelles, ne se formulait pas encore, mais se fixait matériellement, comme une chose, et semblait une idée de plomb ». Le monde, intellectuel ou palpable, est fait de matière lourde, avec laquelle le pauvre ou l’ouvrier doivent se colleter, qu’il leur faut prendre à bras-le-corps comme en un combat incessant et bien souvent inefficace. Quand il mime cet effort pour empoigner le réel, pour le faire tenir entre des mots qu’il fuit et déborde toujours, Philippe est vraiment le grand écrivain que Ramuz saura reconnaître. Les phrases subtilement et faussement maladroites, les répétitions qui tendent à la mélopée, les comparaisons et les personnifications incessantes (« Le temps tombait du ciel bas et s’approchait de vous comme une personne que l’on connaît et qui vous touche avec une main osseuse »), tout dit le labeur des humbles s’épuisant à saisir un univers qui leur échappe – et, à travers eux, comme pour leur conférer une ultime forme de grandeur, le travail, toutes classes confondues, de l’écriture.

     

    P. A.

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  •  Mac Orlan, montreur d'ombresIl « avait tout prévu, tout mis en musique, trente ans à l’avance ». C’est Céline qui parle, dans Bagatelles pour un massacre, hélas. Au premier abord on s’étonne un peu de l’entendre dire cela de Pierre Mac Orlan : chez ce chantre des bas-fonds on ne retrouve rien de la pseudo-oralité ni du rythme haletant qui sont les caractères les plus apparents de l’écriture célinienne. Au contraire. Dans ses romans, même un simple soldat de l’infanterie coloniale peut déclarer sur le ton de la conversation courante : « Notre flamme intérieure, celle qui anime notre existence d’aventures et de caserne, nous révèle en même temps notre personnalité militaire ». On comprend mieux l’admiration de Vialatte, devant cet usage d’une langue délibérément et ostensiblement littéraire appliquée à des sujets qui sembleraient exiger le langage le plus trivial. L’écart entre la phrase de Mac Orlan, dense, rigoureuse, trouée d’images soudaines, et l’univers crapuleux qu’elle évoque, fait penser, plutôt qu’à Céline, à Carco, parfois à Genet.

     

    Cet écart va de pair avec la distance à laquelle son narrateur, toujours plus ou moins omniscient, observe ses héros — filles, légionnaires, marins ou petits délinquants. Nous les regardons avec lui, d’un point légèrement en surplomb, se débattre contre la machine sociale ou historique qui les happe et les broie, et la sympathie qui nous lie malgré tout à eux est proportionnelle à la compassion que nous inspire leur impuissance. Que Mac Orlan ait adoré Döblin et écrit une préface à Berlin Alexanderplatz n’a rien d’étonnant. Tout le monde, chez l’auteur du Quai des brumes, est sous l’emprise d’une forme de fatalité moderne, ironique et noire. Voilà probablement ce qui séduisait Céline, lequel n’aurait pas désavoué ce tableau de l’Europe d’avant 14 : « Les futures victimes, préparées par les journaux, s’engraissaient dans l’inconscience du cataclysme. Nelly suivait tout doucement le courant paisible du fleuve où les uns et les autres se heurtaient, mais sans se faire de mal ».

     

    La distance dont nous parlons, c’est cependant aussi celle qui sépare l’ « aventurier actif » de l’ « aventurier passif », lequel trouve son plaisir dans le spectacle et l’évocation des aventures du premier. La distinction est de Mac Orlan lui-même, tout à fait conscient de travailler à la célébration quelque peu ironique de mythes par là-même simultanément déconstruits. Il avait vécu lui aussi des années mouvementées et plus ou moins interlopes, mais en avait retiré la conviction que « les voyages, comme la guerre, ne valent rien à être pratiqués ». Et sans doute aimait-il à revisiter et enjoliver son passé, comme le héros de La Bandera : « La tête enfouie sous le capuchon, il apercevait nettement tous les détails de son film, celui dont il était le héros photogénique ». Car les personnages de Mac Orlan sont des contemplatifs, qui réunissent eux-mêmes les deux figures de l’aventure. On les voit en effet sans cesse en proie au regret, au « cafard », quand ce n’est pas au rêve d’un avenir lumineux (« Aïscha connaissait la valeur du sang et l’appel rayonnant des images sans nom qui ne peuvent se découvrir qu’au-delà des pistes »). Mac Orlan a beaucoup pratiqué le journalisme, et certaines pages de La Bandera semblent extraites des enquêtes qu’il a consacrées à la Légion étrangère en Tunisie. Le sujet faisait rêver le public de l’entre-deux-guerres. Mais en transposant le contenu de ses reportages dans ses romans, l’auteur du Bataillonnaire passe du rêve en tant que tel à l’exhibition du mécanisme qui l’anime. Ce qui nous est montré dans ses œuvres, c’est la logique du fantasme.

     

    Cette logique est fétichiste : l’accessoire y est essentiel. Et les héros, les objets, les paysages, y sont au moins aussi importants que les êtres, pour la somme d’émotion qu’ils cristallisent. Certains mots sans fin ressassés (Lourcine, Coloniale, prêt franc, place de Clichy, les noms de toutes les rues de Montmartre…) sont des marqueurs d’intensité. D’où le goût de Mac Orlan pour la chanson, qui les égrène, et enveloppe ce qu’ils désignent dans les gémissements de l’accordéon (1). D’où, aussi, le curieux usage qu’il fait de certains adjectifs. Avec lui, tout est « sentimental », « intellectuel » ou « littéraire ». Il peut parler, dans sa préface au roman de Döblin, de « la force littéraire » d’un immeuble. Il s’en explique : « Pour recréer un homme », dit-il, « le romancier doit tenir compte des accessoires décoratifs de sa vie ». Et d’ajouter : « Je ne saurais faire la différence entre l’attrait que m’imposent les maisons, les rues, les hommes et les femmes. Tout se tient ».

     

    Évoquer certains lieux, c’est peindre les constructions imaginaires qui s’y rattachent. Et peindre l’imaginaire d’une époque, c’est faire son portrait. Tout se tient. De là l’absence d’embarras ou d’états d’âme avec laquelle l’auteur jette ses personnages dans la guerre du Riff et ses suites, ou les promet à un avenir vraisemblable d’assassins de la République espagnole. Il ne faudrait pas voir là la marque d’un esprit particulièrement réactionnaire. Mac Orlan ne s’intéresse pas aux événements. Il ne s’intéresse qu’aux songes. Le monde qu’il dépeint est un univers d’ombres, et la magnifique description qu’il fait, vers la fin du Quai des brumes, des « boulevards extérieurs » et des « petites rues mal éclairées qui permett[ent] d’y accéder », est emblématique de toute l’œuvre : « Dans bien des cas, un éclairage mal assuré conférait à l’ombre humaine une suprématie sur le corps humain qui l’avait créée. Les ombres maîtresses de la rue jouaient leur rôle fantastique dans la comédie tragique de minuit. (…) Sur un mur bleu de lune, deux ou trois ombres d’hommes échangeaient le feu de leurs cigarettes. Une police d’ombres, popularisée par l’image, barrait la chaussée, prête à bondir au coup de sifflet qui annonçait la rafle. Cette rafle elle-même n’était qu’un tourbillon d’ombres qui traversait le boulevard comme un tas de feuilles mortes dispersées par un coup de vent ».

     

    C’est sans doute là qu’il faut chercher le sens du « fantastique social » dont se revendique Mac Orlan : ce qu’il prétend montrer, ce n’est jamais la réalité en tant que telle ; son image se détache toujours sur l’écran de l’imaginaire où son ombre s’agite. La construction des grands romans porte la trace de ce dispositif. Ils se prolongent toujours après la disparition du ou des « héros », pour conter le destin d’un personnage secondaire devenu le dépositaire de la mémoire. Ce personnage a pour seule fonction de continuer à vivre et de contempler, nimbé de nostalgie, le souvenir de l’Aventure. Dans Le Quai des brumes, c’est le rôle de Nelly, la petite clocharde devenue après la Grande Guerre « divinité de la rue », et qui, repensant aux autres personnages du roman, se dit : « Ils sont tous morts pour ma santé physique et morale ». Au dernier chapitre du Bataillonnaire, Lougre, le jeune souteneur qui donne son titre à l’ouvrage, disparaît pour laisser le rêveur Buridan face au souvenir, lui aussi, de la guerre, lequel « se confond malignement avec les souvenirs de jeunesse ». Le policier Fernando Lucas, après avoir, tout au long de La Bandera, surveillé le légionnaire et probable assassin Pierre Gilieth, revoit dans ses rêves son « fantôme » et « l’étrange visage triangulaire » de la belle Aïscha. Ces spectateurs du passé des autres et du leur viennent au terme de leur parcours rejoindre sans aucun doute la cohorte des « aventuriers passifs », qui actionnent pour leur propre bénéfice « la lanterne magique » du souvenir ou de l’imaginaire. Mais peut-être constituent-ils par là, aux yeux de Mac Orlan, autant de figures de l’écrivain. Car faire apparaître les images dans lesquelles se prennent les rêves, tel est pour lui le pouvoir de la littérature. Et tout le reste n’est qu’aventure…

     

    P. A.

     

    photo http-_images.doctissimo.fr

     

    (1) Pour entendre quelques-unes des chansons de Mac Orlan, voir, par exemple, ici.

     

     

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